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Le tabou de la corruption privée

La répression de la corruption privée se heurte à des résistances très signi-ficatives de la part des acteurs de l’économie. La réticence des principaux intéressés eux-mêmes à renvoyer ces affaires aux tribunaux se reflète dans l’absence de condamnations pénales en vertu de l’art. 4a LCD qui réprime, en conjonction avec l’art. 23 LCD, la corruption privée passive et active depuis 2006, et de l’art. 4 lit. b contenu dans les versions antérieures de la LCD qui réprimait la corruption active depuis 1943.

60 Rapport précité (n. 50), ch. 93-95.

61 Cf. déjà le Message précité (n. 11), FF 2004 6549, 6567.

62 Recommandation précitée (n. 56), ch. VI.

L’absence de poursuites pour corruption privée a été relevée par les experts du GRECO dans leur rapport d’évaluation sur la législation anti-corruption suisse de 200863, qui fait état d’estimations selon lesquelles la corruption privée serait un phénomène plus répandu en Suisse que la cor-ruption publique64.

La bagatellisation de la corruption privée est une réalité qui se mani-feste de différentes manières :

La limitation de la répression à la corruption proprement dite. L’infrac-tion vise la corrupL’infrac-tion au sens étroit d’un employé, associé, mandataire ou autre auxiliaire d’un tiers du secteur privé, à qui un avantage indu est octroyé pour l’exécution ou l’omission d’un acte en relation avec son activité professionnelle ou commerciale et qui est contraire à ses devoirs ou dépend de son pouvoir d’appréciation. Comme en matière de corruption publique, la loi décrit séparément la corruption privée active (art. 4a al. 1 lit. a LCD) et la corruption privée passive (art. 4a al. 1 lit. b LCD). Il n’existe, en revanche, pas de dispositions analogues à l’octroi et à l’acceptation d’un avantage.

La renonciation à faire figurer l’infraction dans le Code pénal. L’inser-tion dans la LCD signale le peu d’importance accordée à la corrupL’inser-tion privée, car il s’attache aux infractions réprimées par cette loi une va-leur symbolique plus faible qu’aux infractions en vertu du CP.

La limitation aux actes qui ont un impact sur la concurrence. La lo-calisation de la matière dans la LCD a aussi pour conséquence que la corruption privée est limitée à des actes qui ont un impact sur la concurrence économique. Il faut donc un comportement ou une pra-tique qui “influe sur les rapports entre concurrents ou entre fournis-seurs et clients” (art. 2 LCD). Dans son Message65, le Conseil fédéral en déduit notamment que la corruption des agents d’un organisme à but non lucratif66, ou des membres influents d’organisations et

d’associa-63 Groupe d’Etats contre la corruption (GRECO), Rapport d’évaluation sur la Suisse, adopté par le GRECO lors de sa 37e réunion plénière (Strasbourg, 31 mars-4 avril 2008), ch. 68.

64 GRECO, Rapport précité (n. 63), ch. 69.

65 Message précité (n. 11), FF 2004 6549, 6575.

66 Dans l’Union européenne, l’art. 2 § 2 de la Décision-cadre 2003/568/JAI du Conseil du 22 juillet 2003 relative à la lutte contre la corruption dans le secteur privé vise à la fois les entités à but lucratif et non lucratif ; les Etats peuvent, toutefois, faire une

tions sportives, telles que le CIO et la FIFA, ne serait pas visée67. Cette limitation paraît insoutenable au regard de l’importance évidente des affaires de corruption dans ce domaine, sous l’angle de la fréquence et des montants en jeu. Elle ne découle d’ailleurs nullement du droit en vigueur, car le fait que des organismes à but non lucratif ne participent pas à la concurrence n’empêche pas leurs représentants d’être amenés à intervenir dans un rapport de concurrence entre des tiers, à l’instar de celui qui peut exister entre des villes souhaitant l’attribution d’une compétition68. Les intérêts commerciaux des lieux en compétition et des entreprises impliquées sont immenses, et tout porte à croire qu’il n’est pas rare que la concurrence soit biaisée par l’octroi d’avantages indus, accordés aux décideurs sous les formes les plus diverses. S’y ajoutent des enjeux commerciaux parfois très considérables liés à la retransmission des compétitions, voire aux contrats de licence avec des entreprises, par exemple les fournisseurs exclusifs de certains produits lors de la compétition sportive69. Il est, par ailleurs, difficile de consi-dérer que le sport de haut niveau, pratiqué par des professionnels ou des amateurs bénéficiant d’un soutien substantiel de sponsors, relève seulement de la compétition sportive et non de la concurrence éco-nomique. De ce fait, l’octroi d’avantages indus dans le but d’obtenir une décision d’arbitrage irrégulière ou d’amener un adversaire sportif, par exemple un joueur de l’équipe adverse, à perdre délibérément la compétition, peut également être susceptible d’avoir un impact sur la concurrence.

La peine et l’exigence de la plainte pénale. Contrairement à la corrup-tion d’un agent public, celle d’un agent privé est un simple délit (art. 23 al. 1 LCD). Il s’agit, en outre, d’un délit sur plainte absolu (art. 23 al. 2 LCD), exigence qui traduit l’opinion du législateur selon laquelle la gravité de l’acte ne justifie l’intervention de la justice pénale que si la plainte est déposée. Par ailleurs, la qualité pour déposer plainte pénale

déclaration limitant l’application aux actes “qui impliquent, ou pourraient impliquer, une distorsion de concurrence en relation avec l’achat de biens ou de services commer-ciaux” (art. 2 § 3), JO L 192 du 31.07.2003, p. 55.

67 Message précité (n. 11), FF 2004 6549, 6575.

68 Dans ce sens, Gfeller D. Die Privatbestechung. Art.  4a UWG, Konzeption und Kontext, Bâle (Helbing Lichtenhahn), 2010, p. 73 s. ; également Cassani (n. 53), p. 701 s.

69 Gfeller (n. 68), p. 74 s.

est certes définie largement par le renvoi aux art. 9 et 10 LCD, mais il peut être très difficile pour les concurrents lésés ou les organisations de consommateurs d’avoir connaissance de l’acte.

La renonciation à la répression des actes de dissimulation au titre du blanchiment d’argent. Du fait qu’il s’agit d’un simple délit, l’infrac-tion de blanchiment d’argent (art. 305bis CP) ne s’applique pas aux actes de dissimulation des avantages patrimoniaux qui en découlent.

Cette conséquence a peu d’importance si la corruption conduit l’agent privé à commettre un crime, par exemple une gestion déloyale aggra-vée (art. 158 ch. 1 al. 3 CP) ou un abus d’un pouvoir de représentation (art. 158 ch. 2 CP). Dans ce cas, le blanchiment d’argent entre en consi-dération au regard de ces infractions préalables. Cependant, la corrup-tion privée – tout comme la corrupcorrup-tion publique – peut avoir d’autres buts, ne relevant pas de la gestion déloyale des intérêts patrimoniaux de l’employeur ou du mandant. Le but peut consister à léser d’autres intérêts de celui-ci, ou à léser des intérêts patrimoniaux d’une manière qui n’est pas constitutive d’un crime, par exemple en violant un secret de fabrication (art. 162 CP). Enfin, le corrompu peut être amené à léser les intérêts patrimoniaux d’un tiers qu’il n’est pas chargé de gérer, par exemple lorsqu’un critique gastronomique d’un journal est corrompu par le propriétaire d’un restaurant agissant dans le but d’obtenir une critique dévastatrice des prestations d’un concurrent.

Dans leur rapport d’évaluation sur la législation anti-corruption suisse de 2008, les experts du GRECO relèvent que la Suisse ne viole pas les obligations découlant de la CPCCE (art. 13) du fait que la cor-ruption privée n’est pas érigée en crime préalable au blanchiment. Ce non obstant, ils adressent à la Suisse la recommandation “d’examiner l’opportunité d’étendre l’infraction de blanchiment aux cas graves de corruption dans le secteur privé”70. Le Conseil fédéral a examiné la question et décidé de ne pas ériger la corruption privée en crime pré-alable au blanchiment d’argent, ce que le GRECO regrette dans son rapport de conformité de 201071.

L’absence de mesures d’enquêtes spéciales. Contrairement à la corrup-tion publique, la corrupcorrup-tion privée ne donne pas lieu aux mesures

70 GRECO, Rapport précité (n. 63), ch. 104.

71 Groupe d’Etats contre la corruption (GRECO), Rapport de conformité sur la Suisse, adopté par le GRECO lors de sa 46e réunion plénière (Strasbourg, 22-26 mars 2010), ch. 34.

d’enquêtes spéciales, comme la surveillance de la correspondance par poste et par télécommunication ou l’enquête sous couverture. Les ex-perts du GRECO recommandent à la Suisse “d’étendre le champ d’ap-plication des techniques spéciales d’enquête à tous les cas graves de corruption, avec les garanties relatives aux droits fondamentaux qui s’imposent”72. Le rapport de conformité précité du GRECO constate que le droit suisse n’est toujours pas satisfaisant sur ce point73, même en vertu du nouveau code de procédure pénale suisse (art. 269 al. 2 lit. a CPP), qui permet d’ordonner la surveillance de la correspondance par poste et par télécommunication en cas de gestion déloyale aggra-vée et d’abus d’un pouvoir de représentation. L’art. 286 al. 2 lit. a CPP permet l’investigation secrète pour la corruption publique, mais pas pour la corruption privée, ni pour la gestion déloyale. Il est vrai, cepen-dant, que cette mesure est de toute façon très peu utilisée en Suisse, du fait de sa lourdeur74.

La différence de traitement très importante entre corruption publique et corruption privée ne paraît guère justifiée au regard des enjeux en cause.

Elle méconnaît la convergence croissante et la perméabilité entre l’admi-nistration publique et l’économie privée. Sous le signe de la diversification des structures juridiques par lesquelles passe l’action étatique, la ligne de démarcation entre le secteur public et le secteur privé est de plus en plus brouillée. L’art. 322octies ch. 3 CP tient compte de ces phénomènes, en assi-milant aux agents publics les personnes privées qui exécutent une tâche étatique. Cependant, cette définition matérielle crée de nombreuses incer-titudes, ce d’autant plus que l’arrêt récent rendu par le Tribunal fédéral dans l’affaire de la SUVA (ATF 135 IV 198) semble indiquer que la question doit être examinée concrètement pour chaque agent d’un établissement. Ainsi, les agents privés peuvent côtoyer les agents publics dans une même entité.

La difficulté s’accroît encore, lorsque la corruption s’inscrit dans un contexte transnational : une tâche peut être considérée comme publique dans un pays, alors qu’ailleurs, elle est de nature privée.

Les incertitudes qui découlent de ces difficultés de délimitation et, sur-tout, de la disparité des clauses punitives, mettent l’intermédiaire financier

72 GRECO, Rapport précité (n. 63), ch. 69.

73 GRECO, Rapport précité (n. 71), ch. 23-25.

74 Hansjakob T., Kommentar zur schweizerischen Strafprozessordung (StPO), Zurich (Schul-thess) 2010, Art. 286 N 32.

dans une situation délicate75, car les devoirs qui s’imposent à lui sont très différents. Lorsqu’il a des raisons de soupçonner que des avoirs sont issus de corruption publique, le banquier est soumis au devoir de communica-tion, alors qu’il est tenu de respecter le secret bancaire lorsqu’il s’agit de corruption privée, à moins que son soupçon porte aussi sur un crime allant de pair avec la corruption, par exemple une gestion déloyale aggravée.

5. Le no (wo)man’s land juridique du financement

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