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Chapitre 6 : Utilisation d’un carbénoïde comme précurseur carbénique

2. Synthèse du premier carbénoïde Li/Cl stable à TA

a. Synthèse et réactivité du carbénoïde 2

Le gem-dianion 1 étant fortement réduit, nous avons tenté de réaliser son oxydation par un équivalent d’héxachloroéthane dans le diéthyléther (ou dans un mélange toluène/diéthyléther) (Schéma 79). La réaction a été suivie par RMN 31P et révèle la formation instantanée d’un unique produit phosphoré (2) caractérisé par une singulet à 45.5 ppm (contre 20.6 ppm pour 1). [20] [21] Cette réaction est conduite à la température ambiante. 2 a été isolé avec un rendement quantitatif,

Ph2P PPh2 S S 2 Li - LiCl - C2Cl4 toluène / Et2O TA 1 C2Cl6 Ph2P PPh2 S S Li Cl Et2O OEt2 H2O Ph2P PPh2 S S H Cl 2 3

Schéma 79. Synthèse du carbénoïde 2 et hydrolyse

Le fait le plus marquant concerne la stabilité du carbénoïde 2 qui est stable à l’état solide et en solution jusqu’à 60°C. Au-dessus de cette température, 2 se décompose en un grand nombre de produits phosphorés qui n’ont pas pu être identifiés. Nous avons cherché à comprendre l’origine de cette stabilité inhabituelle et plus particulièrement les facteurs électroniques qui permettent de stabiliser le centre carbénoïde. Dans la mesure où les carbénoïdes sont en général très instables, leur structure électronique a été étudiée avec beaucoup de précision depuis une quarantaine d’années. Face aux défis expérimentaux que représente l’étude de ces espèces, les principaux résultats ont été obtenus en couplant des études RMN (1H, 13C, 6Li) à des études théoriques. [5, 22- 24] Ces travaux ont permis de montrer que dans un carbénoïde R

2CLiX le déplacement chimique

du carbone 13C portant le groupe partant LiX était déblindé par rapport à son analogue

hydrogéné R2CHX, en RMN 13C. Par exemple, un déblindage de 50.0 ppm a été mesuré pour

LiCHCl2 dans le THF. [25] Intuitivement la métallation de R2CHX devrait se traduire par un blindage du noyau 13C suite à l’augmentation de la densité électronique sur ce centre. Cependant les calculs théoriques ont révélés une importante contribution paramagnétique de l’orbitale antiliante σ*C-Cl (basse en énergie) à ce déplacement chimique qui entraîne un déblindage du signal. Finalement, ce déblindage du signal 13C prouve un affaiblissement significatif de la liaison C-Cl au cours de la métallation. Cet affaiblissement a pu être observé directement par Boche et

coll. dans la structure RX de LiCHCl2.(pyridine)3. En effet dans ce carbénoïde, la liaison C-Cl est allongée de 0.06 Å (1.84 Å) par rapport à une liaison C-Cl dans un halogénoalcane (1.78 Å). Afin d’obtenir des informations sur la structure électronique du carbénoïde 2, son spectre RMN 13C a été enregistré. Le carbone central résonne à 38.5 ppm sous la forme d’un triplet (1J

CP=80.0 Hz). Afin de comparer ce déplacement chimique à celui de son analogue hydrogéné 3, nous avons réalisé l’hydrolyse de 2. Le carbénoïde 2 réagit très rapidement avec l’eau pour conduire à 3 qui a été isolé et totalement caractérisé (RMN 1H, 13C et 31P, analyses élémentaires et diffraction des rayons X) (Schéma 79). Un blindage de 15.2 ppm est clairement observé pour le carbone central (P-C-P) entre 3 (53.7 ppm) et 2. Cette donnée spectroscopique laisse penser que dans le carbénoïde 2, la contribution paramagnétique au déplacement chimique du 13C est faible et que la liaison C-Cl reste donc forte.

P1 S1 C1 Cl1 P2 S2 Li1 O1 O2 P1 S1 C1 Cl1 P2 S2

Figure 31. Vues ORTEP de 2 (à gauche) et 3 (à droite). Sélection de paramètres structuraux (distances en Å et angles en °) : pour 2 : P1-C1 1.722(2), P2-C1 1.730(2), C1-Cl1 1.781(2), P1-S1 1.987(1), P2-S2 1.995(1), P1-C1-P2 127.7(1) ; pour 3 : P1-C1 1.857(4), P2-C1 1.863(3), C1-Cl1 1.796(4), P1-S1 1.951(2), P2-S2 1.939(2), P1-C1-P2 116.4(2)

Cette information est confirmée par l’analyse des paramètres structuraux obtenus par diffraction des rayons X pour les composés 2 et 3 (Figure 31). La distance C-Cl est en effet aussi courte dans

2 que dans 3 (respectivement 1.781(2) et 1.796(4) Å). En outre, dans 2 l’atome de carbone central

est parfaitement plan (Σangles(C)=359.9°) et porte donc une paire libre p pure. Cet excès de densité électronique est stabilisé par hyperconjugaison négative par les groupements sulfure de phosphine vicinaux : P-C=1.73 Å (moy) (contre 1.86 Å (moy) dans 3). Enfin, dans la structure de

2, le cation lithium est coordiné aux deux groupements sulfure de phosphine et à deux molécules

d’éther. Cette coordination défavorise très vraisemblablement l’élimination de LiCl. Ce type d’effet a déjà été observé précédemment, les carbénoïdes étant généralement plus stables en présence d’un solvant coordinant. [5]

b. Structure électronique du carbénoïde 2

Les données expérimentales ont montré que la liaison C-Cl est forte dans le carbénoïde 2. Afin de comprendre l’origine de cette stabilité, qui n’est pas observée dans les carbénoïdes « usuels », nous avons réalisé une étude de la structure électronique de ces espèces. La géométrie de CH3Cl (A), de LiCH2Cl.(OMe2)3 (B), de Cl-CH(Ph2P=S)2 (C) et de Cl-C(Ph2P=S)2Li.(OMe2)2 (D) a été optimisée au niveau B3PW91[26, 27]/6-31+G*.

Figure 32. Géométries optimisées de A-D

Nous avons d’abord étudié la situation électronique pour le système A-B dont B est le prototype des carbénoïdes instables. La nature des orbitales hybrides que l’atome de carbone pointe vers ses substituants a été déterminée par une analyse NBO (Schéma 80). Dans A, l’atome de carbone pointe une orbitale hybride sp4.30 vers l’atome de chlore (soit une orbitale présentant 18.8% de caractère s) et des orbitales hybrides sp2.69 vers les atomes d’hydrogène. Au cours de la métallation de A en B, l’hybridation 2s/2p du carbone est redistribuée entre les quatre substituants H, Li et Cl. Cette redistribution peut être comprise à la lumière de la règle de Bent. [28] D’après cette règle, « un atome préfère diriger des orbitales hybrides de plus grand caractère p vers ses substituants les plus

électronégatifs » afin de concentrer le maximum de caractère s dans les orbitales polarisées sur cet

atome (paires libres, liaisons avec un élément très électropositif, …). Dans le carbénoïde B, l’élément le plus électropositif est l’atome de lithium et le plus électronégatif l’atome de chlore. L’atome de carbone présente donc une orbitale hybride sp1.95 ayant un fort caractère s (33.9%) vers le lithium, la liaison C-Li étant fortement polarisée sur le C. Cette augmentation du caractère s dans la liaison C-Li se fait au détriment de la liaison C-Cl : le caractère s porté par le C dans cette liaison chute de 18.8% dans A (sp4.30) à 11.0% dans B (sp8.10). Cette augmentation du caractère p dans la liaison C-Cl se traduit par une élongation significative de la liaison qui passe de 1.79 Å dans A à 1.91 Å dans B. Expérimentalement, une distance C-Cl longue a bien été mesurée dans la structure du carbénoïde LiCHCl2.(pyridine)3 ; celle-ci mesurant 1.84 Å. L’allongement est moindre que dans B car l’augmentation du caractère p est répartie dans les deux liaisons C-Cl. En

A H Cl H H B Li Cl H H OMe2 OMe2 OMe2 H2P PH2 S S Cl H C H2P PH2 S S D Cl Li OMe2 Me2O

conclusion, dans le système A/B, l’augmentation de la densité électronique sur l’atome de carbone est stabilisée par une concentration du caractère s dans la liaison C-Li. Cette stabilisation s’accompagne d’un affaiblissement de la liaison C-Cl.

B C-H : sp2.69 (27.1% s) C-Cl : sp4.30 (18.8% s) A C H Cl H H C Li Cl H H OMe2 OMe2 OMe2 C-Cl : sp8.10 (11.0% s) C-H : sp2.62 (27.6% s) C-Li : sp1.95 (33.9% s)

Schéma 80. État d’hybridation de l’atome de carbone dans A et B

Si l’on considère maintenant la situation électronique dans le système C/D : dans C l’atome de carbone pointe une orbitale sp3.96 (20.1% de caractère s) vers l’atome de chlore (Schéma 81). Dans le carbénoïde correspondant D, ce caractère s est conservé (sp3.15, 24.0% de caractère s). La liaison C-Cl est donc aussi courte dans C (1.78 Å) que dans D (1.77 Å). [29] Cette situation électronique particulière est permise par une stabilisation de la paire libre du carbone dans une orbitale p pure. Cette paire libre est fortement stabilisée par hyperconjugaison négative : les distances P-C valent 1.88 Å dans C contre 1.74 dans D et les indices de Wiberg pour les liaisons P-C augmentent de 0.78 à 1.02 entre C et D. La meilleure stabilisation d’une paire libre dans une orbitale p pure (plutôt que dans une hybride spn), pour ce système, est en accord avec les résultats obtenus au chapitre 3 pour le dianion 1. Nous avions montré que la paire libre p du carbone était mieux stabilisée par hyperconjugaison négative que la paire libre sp2.

H2P PH2 S S Li Cl Me2O OMe2 D

paire libre p pure C-Cl : sp3.15 (24.0% s) C-P : sp1.73 (36.6% s) H2P C PH2 S S Cl H C-H : sp2.67 (27.2% s) C-Cl : sp3.96 (20.1% s) C-P : sp2.84 (26.1% s) C-P : sp2.76 (26.6% s) C

Schéma 81. État d’hybridation de l’atome de carbone dans C et D

Pour conclure sur la structure électronique des carbénoïdes B et D, ces deux systèmes diffèrent par la nature de la stabilisation de la densité électronique importante portée par l’atome de carbone (liaison C-Li ou paire libre). Dans B, cette densité électronique est stabilisée en augmentant le caractère s de l’orbitale hybride du carbone dans la liaison C-Li. Cette stabilisation

orbitales σ*PH et σ*PS voisines. La liaison C-Cl n’est donc pas affectée et reste aussi forte que dans

C (l’indice de Wiberg de cette liaison passe de 1.03 dans C à 1.01 dans D).