Historien et géographe français d’origine allemande, Depping est l’auteur de
plusieurs ouvrages sur la Suisse. Paru en 1822, La Suisse ou tableau historique
487comprend quatre tomes dont le premier s’ouvre sur plusieurs questions. Depping se
demande notamment pourquoi les Anciens, qui connaissaient pourtant l’Helvétie, n’ont
pas été « frappés du spectacle sublime que la nature [y] présente »
488et pourquoi ils n’ont
pas dépeint ce pays attirant nombre de voyageurs à la recherche de consolation ou en
quête d’un sujet d’étude. Ces questions, quelque peu rhétoriques il est vrai, lui donnent
l’occasion de mettre en valeur certaines caractéristiques de « la Suisse, le pays le plus
élevé d’Europe, où des montagnes sont entassées sur des montagnes, où d’immenses
plaines de glaces et de neiges suspendues dans les nues et bordées de précipices affreux
alimentent perpétuellement les grands fleuves qui découlent de ces hauteurs immenses, et
vont, en se rendant à la mer, animer le commerce de l’Europe ! »
489. En quelques lignes,
le lien établi entre montagnes, fleuves et océan place le territoire helvétique au centre
d’une sorte de réseau. Depping ne manque pas non plus de remarquer la situation
exceptionnelle du pays entre la France, l’Allemagne et l’Italie, à côté desquelles il est
présenté comme préservé, d’où l’intérêt qu’il suscite et les nombreuses publications qu’il
génère. Pour justifier ces dernières ainsi que sa propre entreprise, l’auteur avance
l’hypothèse que, malgré les nombreux ouvrages existants, l’Helvétie resterait méconnue,
y compris de ses propres habitants
490.
Depping précise ensuite l’état d’esprit qui l’anime : empreint d’objectivité, évitant
l’écueil de la flatterie ou des préjugés. Quelques pages plus loin, il évoque d’une manière
assez générale la nature en Suisse, citant notamment Haller, lequel voit en elle sur le plan
487
DEPPING, Georges-Bernard, La Suisse ou tableau historique, 4 t., Paris, Eymery, 1822.
488 DEPPING, Georges-Bernard, op. cit., t. 1, p. 5.
489 Ibid., p. 7.
490
de la botanique une miniature de toutes les contrées de l’Europe
491. Viennent ensuite des
remarques sur l’histoire, suivies de descriptions par canton. C’est à propos de Bâle qu’il
commence à être question du Rhin :
Un pont de bois, long de six cents pieds, unit les deux parties de la ville que sépare le Rhin. Elles sont bâties sur l’encoignure de ce fleuve qui, après avoir coulé jusqu’alors de l’est à l’ouest, y forme un coude pour couler du sud au nord. Il reçoit, avant d’entrer dans Bâle, la Birs, rivière ou plutôt torrent fougueux qui met en mouvement des usines, des martinets, des moulins et des papeteries très anciennes. C’est sur le bord de la Birs, à un quart de lieue de Bâle, qu’est situé le hameau de Saint-Jacob ou Saint-Jacques, qu’on a surnommé les Thermopyles Suisses492.
Si l’image du fleuve divisant la ville en deux parties est fort banale, l’évocation du sens
dans lequel il coule est, elle, plus surprenante. En effet, alors que Depping prend en
compte le segment compris entre le lac de Constance et Bâle, puis celui entre Bâle et la
mer du Nord, il ignore la portion située entre les sources et le lac, globalement orientée,
elle aussi, vers le nord. On remarque également que l’auteur s’empresse de mettre en
vedette la Birs, affluent du Rhin qui fut le théâtre, en 1444, d’une bataille décisive pour
« la liberté et l’indépendance nationale »
493. La comparaison avec la célèbre bataille ayant
opposé le roi Leonidas à Xerxès au cours de la seconde guerre médique renforce le
caractère mythique de ce fait d’armes. D’une manière générale, le Rhin n’occupe pas une
place essentielle dans le tableau de la cité rhénane. Il en va différemment à propos du
canton de Schaffhouse
494.
Le chapitre s’ouvre directement sur la description de la cataracte, laquelle
constitue, selon Depping, « la plus grande curiosité du pays »
495. Ayant rappelé que le
Rhin sépare les cantons de Zurich et de Schaffhouse, l’auteur poursuit sa description de
manière classique en soulignant l’aspect grandiose du spectacle. Se rapprochant de
l’esprit du guide de voyage, il fournit aussi des précisions sur les diverses possibilités
d’aborder le site. On notera que Depping présente le canton de Schaffhouse, qualifié par
lui de « petit », comme indissolublement lié au fleuve et à la présence la chute
496. Il
soutient en effet que ce canton doit son existence à la ville du même nom, qui elle-même
491 Ibid., p. 18.
492
DEPPING, Georges-Bernard, op. cit., t. 2, p. 40.
493 Ibid., p. 40. 494 Ibid., p. 172-187. 495 Ibid., p. 172. 496 Ibid., p. 175.
n’a prospéré qu’en raison de sa situation à proximité de la cataracte et de la nécessité d’y
débarquer les marchandises. L’aura de la chute s’étendrait donc, selon l’auteur, bien
au-delà de Laufen. Conscient de la popularité d’un lieu que chacun connaît « du moins par
les gravures, dessins ou tableaux »
497, Depping sacrifie certes un moment au « devoir »
de le dépeindre, mais il prend surtout le parti de l’inscrire dans une logique inhabituelle.
En affirmant que le Rhin et cet accident de la nature près de Schaffhouse sont
indirectement à l’origine du canton et pas seulement de la ville, il se démarque en effet de
ce qu’affirment généralement les descriptions, guides ou récits.
À Saint-Gall, le Rhin est d’abord présenté comme une limite qui « borne le canton
du côté de l’est »
498. Il est ensuite envisagé sous un jour assez négatif, Depping lui
reprochant sa trop grande rapidité et sa trop grande teneur en débris qui empêchent la
navigation des bateaux. Toutefois, l’auteur précise que les radeaux peuvent remonter
jusqu’à Coire. Le risque d’inondation lié au Rhin est rappelé, avant que ne soient évoqués
les autres cours d’eau de la région : le fleuve fait, en fin de compte, partie d’un réseau de
communication plus important incluant les lacs de Constance, de Wallenstadt et de
Zurich ainsi que la Linth et la Seez. En outre, le canton est associé aux eaux curatives
dont il abonde, mais celles de Pfeffers apparaissent d’emblée comme les seules dignes
d’intérêt
499, bien que l’endroit où elles jaillissent soit décrit comme terrible :
Rien de plus affreux que le site de ces eaux. Qu’on se figure une gorge profonde et étroite entre des rochers escarpés, et une rivère ou plutôt un torrent, la Tamine, qui se précipite avec fracas au fond de ce sombre ravin. C’est sur les bords de ce torrent que les eaux de Pfeffers sourdent de la terre500.
Les eaux bienfaisantes surgissent donc en un lieu on ne peut moins accueillant, voire
même dangereux, nécessitant un certain courage pour s’en approcher. C’est là l’idée que
Depping développe lorsqu’il relate les différentes étapes de l’histoire de ce site étonnant,
fournissant force détails sur l’art et la manière, jusqu’au XVI
esiècle, de descendre dans
l’abîme à l’aide d’échelles et autres cordages, avant d’évoquer les aménagements
effectués par la suite. La gravure choisie pour illustrer le passage montre le pont
franchissant le gouffre pour accéder à l’entrée de la gorge, mais reflète finalement assez
peu l’aspect terrifiant décrit plus haut.
497
Ibid., p. 172.
498 DEPPING, Georges-Bernard, op. cit., t. 3, p. 5.
499 Ibid., p. 11.
500