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Subjectivation et intersubjectivation dans un processus formatif

Partie 4 - Dispositifs d’évaluation collaboratifs : transformations individuelles et

4.1. Le tournant du partage dans l’EEE

4.1.3. Subjectivation et intersubjectivation dans un processus formatif

Ces différentes études montrent la complexité de la notion de partage qui renvoie, comme l’a bien souligné Rancière à la fois à de la séparation entre les choses et à de la mise en commun comme nous l’avons déjà souligné. Cette double face du partage participe du seuil critique de l’EEE en tant que transformation des pratiques pédagogiques et du système d’enseignement. L’inertie et la résistance que l’EEE suscite manifestent l’importance de ce seuil à franchir et

97 l’ambiguïté des réactions que ce passage provoque (Younès, 2007). Il s’avère particulièrement difficile étant donnée l’extrême complexité engendrée par les différents emboitements de contextes et de valeurs (personnel, groupal, disciplinaire, institutionnel, national, transnational) dans lesquels l’EEE se trouve engagée. Il apparaît que la prise en compte des contextes particuliers permet à la fois de comprendre les résultats contradictoires mis en évidence dans les différentes études et d’adapter des procédures génériques qui sans cela demeurent normatives et peuvent tout simplement rester lettre morte ; au pire se révéler contreproductives voire délétères. Elles ne disent rien si elles ne sont pas réinterprétées par chacun, en situation et selon sa propre histoire. C’est dans cette capacité à adapter en partageant ces processus génériques in

situ que peut être situé le tournant de l’évaluation. Le but est bien que les enseignants et les

étudiants se comprennent et jugent l’enseignement et ses appréciations en les rapportant à un contexte qui fait sens pour eux, mais aussi qu’ils améliorent ensemble à partir d’une compréhension subjectivante et intersubjectivante, l’enseignement et l’apprentissage. Le savoir pédagogique universitaire se construit individuellement et collectivement à partir d’une reconnaissance et d’un débat autour des divergences et convergences institutionnelles, disciplinaires et culturelles ainsi qu’à partir des données d’expérience qui peuvent être confrontées. Cette approche située amène donc à ne pas s’enfermer dans un référentiel conçu comme une « norme » de comparaison prescrite de l’extérieur (Figari, 2001) pouvant être perçue comme particulièrement menaçante et inappropriée mais au contraire à valoriser la diversité des expériences et à faire émerger des orientations concertées.

La mise en mouvement que suscite le partage s’exprime non seulement au niveau de l’enseignant mais aussi à celui de l’étudiant et à celui du milieu de formation, ces trois niveaux étant étroitement liés (Younès et Paivandi, 2017). L’enseignant est mis face à un miroir qui lui renvoie comment son cours est perçu par les étudiants et peut ainsi réaliser les décalages existant entre ses intentions pédagogiques et leur impact. L’étudiant est encouragé à réfléchir aux buts de l’enseignement et à son expérience d’apprentissage en comprenant mieux ce qui la facilite et ce qui l’entrave. Mais les relations enseignant/étudiant s’inscrivent aussi toujours dans un milieu complexe et évolutif qui détermine largement leurs conditions de possibilité. En effet l’enseignement dépend certes de l’enseignant mais également d’une coproduction impliquant tous les acteurs : étudiants, personnels administratifs et décideurs. Dans une telle approche écologique du partage, le milieu de formation se trouve donc ramené au cœur du processus pédagogique. Ces mises en relation contribuent à la création d’un espace collaboratif de reconnaissance et de coopération propre à favoriser une forme de subjectivation grâce à ce que nous pourrions appeler des ateliers d’intersubjectivation durant lesquels les participants prennent

en considération la pensée de l’autre dans un espace de dialogue critique et ainsi s’envisagent à l’autre.

Ce tournant du partage, qui amène à faire tenir ensemble différents types d’environnements administratifs, théoriques et pratiques s’avère bien indissociable d’une évaluation de l’enseignement à visée formative et transformative. En fait, c’est l’évaluation formative qui peut contribuer à un dialogue critique entre les acteurs permettant d’engendrer une intersubjectivité entre les acteurs ayant des positions assez différentes. Un tel type d’évaluation ouvre des espaces de médiation permettant aux différents acteurs du collectif pédagogique de se rencontrer et d’échanger autour de leurs représentations, de leurs pratiques et de leurs évolutions. Ce partage peut contribuer à un éclairage et un soutien de la relation enseignant/étudiant, mais également à nourrir le milieu de formation, de telle sorte qu’il soit un support et un levain favorable à une mise en commun cultivant les ferments du collaboratif et les potentiels de chacun. On peut considérer que cette zone complexe d’élaboration du sens, médiatisée par l’évaluation, réinvente une forme individuelle et collective de maïeutique et d’empowerment, permettant tout à la fois à chacun de repartir de soi-même enrichi par la confrontation à des altérités et de co-construire de nouveaux possibles.

Les dynamiques d’intersubjectivité renvoient à des positions différenciées et à la distance entre des partenaires. L’enjeu du pouvoir est aussi crucial : l’EEE tendant à donner un pouvoir accru à l’étudiant, elle peut contribuer à réduire le pouvoir de l’enseignant tant sur la dimension symbolique que sur le plan institutionnel. Elle peut ainsi être perçue comme une menace pour l’autorité : il y a aussi un fort enjeu autour du pouvoir et de l’autorité dans l’évaluation.

4.2 - Recherche collaborative sur les pratiques d’évaluation soutien

d’apprentissage : l’évaluation subjectivante

L’évaluation subjectivante ne renvoie pas seulement à des états d’âme subjectifs, mais à la façon dont les différentes parties prenantes de l’évaluation sont engagées dans leurs manières de comprendre et de se situer affectivement, cognitivement et activement dans l’évaluation. Dans le cadre de l’universitarisation de la formation au métier d’enseignant dans les premier et second degrés, désormais traduite en master, la mise en place de travaux de recherche co-encadrés par des enseignants-chercheurs et des formateurs de terrain a fourni le terreau institutionnel propice à la construction d’une démarche collaborative déployée successivement entre 2010 et 2013 dans une recherche sur les pratiques évaluatives à l’école primaire, puis de 2017 à aujourd’hui dans le secondaire.

99 Le risque aliénant des pratiques d’évaluation traditionnelles, basées sur le classement par la note, a été largement documenté par des décennies de recherches en sciences sociales, aussi bien en termes de reproduction et de légitimation des inégalités qu’en termes identitaires, motivationnels et d’apprentissage (Butera, Buchs et Darnon, 2011). L’évaluation aliénante ou « nocive » est celle qui, en catégorisant l’élève, tend à le positionner parmi d’autres, dans une logique de comparaison sociale, au détriment d’un projet de progression propre, caractéristique qui avait déjà été mentionnée pour les enseignants dans le cas de l’EEE. A contrario, une évaluation qui a une visée émancipatrice tend à envisager l’élève comme un sujet-apprenant en tant que tel, capable de se situer et de participer à une stratégie de progression personnelle. Il s’agit, par le moyen de l’évaluation, de lui faire prendre conscience que son histoire s’inscrit dans une dynamique singulière dans laquelle ses actions sont productrices d’effets sur soi et sur autrui. C’est ce que nous nommons une évaluation subjectivante qui ne se réduit pas à l’autoévaluation, ou plus généralement à l’implication de l’élève dans l’évaluation mais renvoie à la création d’un ordre intersubjectif entre l’enseignant et l’élève. Dans cet ordre intersubjectif, la construction dialoguée des jugements est centrale et requiert l’encouragement, l’étayage et la valorisation de la parole de l’élève.

Nous avons conduit une recherche collaborative sur l’explicitation par des PEMF (professeurs des écoles maitres formateurs) de leurs pratiques évaluatives des apprentissages des élèves (Younès, Sasse et Darj, 2016). Ces enseignants, eux-mêmes formateurs d’enseignants, ont pour caractéristique de déclarer promouvoir des pratiques que nous pouvons associer à une « évaluation soutien d’apprentissage » (Allal et Laveault, 2009). La recherche, initialement descriptive, s’est progressivement recentrée autour de l’objectif de co-construire avec eux ce qui pourrait relever d’une évaluation des élèves émancipatrice et subjectivante dans leurs pratiques quotidiennes d’évaluation, sans toutefois leur proposer une modélisation préalable de cette notion qui s’est construite au cours de l’investigation. A savoir une évaluation à même de mobiliser les propres capacités de jugement d’un individu qui est le produit d’une histoire dont il est le sujet en devenir.

Nous présentons ci-dessous les différents cadres théoriques que nous avons convoqués, ainsi que la démarche de recherche et les résultats co-construits. Ce faisant, nous insistons sur la question du sens partagé dans le collectif collaboratif quant à la part de l’élève dans le processus d’évaluation soutien d’apprentissage (ESA), afin d’explorer ce que nous avons nommé des « strates de la subjectivation ». Initialement centrée sur la dimension temporelle de la séquence pédagogique, cette étude s’est progressivement focalisée sur les dispositifs de subjectivation /

intersubjectivation à l’œuvre dans les pratiques d’évaluation comme dans la recherche collaborative.

4.2.1. Cadre théorique de l’enquête : subjectivation / intersubjectivation et évaluation