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Chapitre 3 : Confirmations, nuances et nouveaux éclairages apportés par les enquêtes

A. The Big Bang Theory : générateur d’une grande variété de relations différentes

I. Structure narrative hybride : deux rapports au temps différents 58

1. Une série à la fois immobile et évolutive

La sitcom est un genre fictionnel humoristique spécifique à la télévision. Sa narration est basée sur un schéma fixe qui se répète d’épisode en épisode (des amis qui se retrouvent dans un café pour se raconter leur journée) et dans lequel se déroulent des sketchs et des situations comiques. Pourtant on peut aussi dire l’histoire du groupe s’étale dans le temps. Selon la classification que fait Jean-Pierre Esquenazi, la sitcom peut être vue comme une série à la fois « immobile » et « évolutive ». L’auteur appelle « évolutives » les séries dont l’univers vieillit un peu plus à chaque épisode (2010, p. 107) et « immobiles », les séries qui ne progressent pas vraiment, qui sont vouées à un éternel recommencement : un même schéma s’y répète sans arrêt, et le passage du temps historique est renié (Esquenazi 2010, p. 107). Si la distinction entre séries « immobiles » et « évolutives » a longtemps été valable, elle ne l’est plus autant aujourd’hui. Jason Mittell (2006, p. 34) décrit la tendance grandissante des séries à être ni vraiment « immobiles », ni vraiment « évolutives ». Il parle de narrations « complexes » et donne comme exemple, les sitcoms, Arrested Development (Fox, 2003- 2006  ; Netflix, 2013-présent) et Seinfeld (NBC 1989-1998). Jean-Pierre Esquenazi est bien conscient de la porosité de ses catégories, il affirme que les cas purs sont rares (2010, p.108) : « Il y aurait donc les séries immobiles et les séries évolutives. Ou plus exactement des séries ''plutôt immobiles'' et des séries ''plutôt évolutives'' » (2010, p.108). La sitcom est généralement considérée comme « plutôt immobile », car les enjeux narratifs qu’elle propose sont secondaires par rapport à la situation, aux gags et plaisanteries qu’offre chaque épisode et auxquels les spectateurs sont attachés. Dans The Big Bang Theory chaque épisode possède son propre thème et son intrigue qui permettent, sans problème, de le regarder de manière isolée. Mais la série comporte aussi un arc narratif qui s’étend sur plusieurs épisodes, l’ensemble de la saison ou de la série. The Big Bang Theory s’inscrit donc dans cette tendance à jouer à la fois sur l’immobilité et l’évolution de l’histoire.

Le fait de jouer sur ces deux temporalités pose problème puisque le personnage doit rester stable, mais doit aussi évoluer. En d’autres termes, les caractéristiques des personnages

doivent continuer à être présentes, mais en même temps disparaître pour laisser place à de nouvelles. En effet, comme on va le voir, certains spectateurs sont particulièrement irrités par le fait de voir disparaître ce qui pour eux faisait tout l’intérêt des personnages. À l’inverse, d’autres spectateurs considèrent leur évolution absolument nécessaire.

2. Différentes conceptions des personnages

À travers mon enquête, je me rends compte qu’un personnage peut paraître invraisemblable lorsqu’on trouve des contradictions dans sa personnalité ou dans sa façon d’agir, d’un épisode à l’autre ou d’une saison à l’autre. Ce que certains voient comme les marques de l’évolution des personnages est vu par d’autres comme incohérent avec les personnalités qui avaient été présentées dans les premières saisons. L’évolution des personnages est en effet un grand sujet de débat entre les spectateurs. The Big Bang Theory et ses personnages ont beaucoup changé depuis la création de la série.

Dans The Big Bang Theory, on suit la vie de deux scientifiques colocataires Leonard (Johnny Galecki) et Sheldon (Jim Parsons) et de leurs amis Howard (Simon Helberg) et Rajesh (Kunal Nayyar) tout aussi geeks, empotés et mal à l’aise en société qu’eux. La vie des garçons est bouleversée par l’arrivée de leur nouvelle voisine Penny (Kaley Cuoco), une jolie serveuse qui rêve de devenir actrice. L’effet comique de la série joue principalement sur le décalage entre le côté ingénu de Penny et l’intelligence des garçons, la culture populaire que possède Penny et la culture geek des garçons. Plus tard dans la série seront introduits d’autres personnages récurrents dont deux femmes qui sont aussi des scientifiques.

Avec le temps, les personnages sont devenus plus « réalistes » selon la définition de certains spectateurs. Aujourd’hui ils sont plus intéressés par le fait d’avoir des relations amoureuses et sociales « normales » que par leurs jeux vidéo et leurs expériences scientifiques. Cette caractéristique est à première vue positive, on imagine qu’ainsi plus de gens pourront s’identifier à eux, mais c’est justement ce qui déplait au public initial : « Probably because it's become more of a love show than a show about nerds, doing nerdy things. That's why I think I've gotten bored of it anyway » (commentaire publié sur la page Facebook officielle de The Big Bang Theory, 27 avril 2017).

Si pour certains l’évolution des personnages n’est pas nécessaire, pour d’autres elle est vraiment souhaitable et si certains considèrent que les personnages de The Big Bang Theory sont statiques et n’évoluent pas, d’autres affirment que leur évolution explique en partie la qualité de la série : « The best thing about the BigBangTheory these days is Sheldon's continued character growth » (commentaire publié sur Twitter repéré par le hashtag #TBBT, 17 février 2017). Ces derniers spectateurs considèrent la perte des caractéristiques enfantines normale à tout individu. Il est donc tout à fait réaliste que les personnages soient de plus en plus « normaux » et s’intéressent à des sujets plus adultes, comme les relations amoureuses, au fur et à mesure que les années passent.

Au sein de la communauté d’interprétation, constituée des « vrais fans », il est devenu intolérable d’accepter ces changements. Bien qu’ils continuent à regarder la série par fidélité, les premiers fans manifestent leur mécontentement en affirmant haut et fort sur internet que les nouvelles saisons sont décevantes. L’évolution est vue comme un problème, non parce que les personnages évoluent dans l’absolu, mais parce que ces changements se font au détriment de la communauté « geek » : elle s’accompagne d’une perte d’individualité chez les personnages. Le public geek pense qu’il est possible d’évoluer sans pour autant perdre ses caractéristiques propres. D’après eux, les vrais geeks n’oublient pas leurs passions ou leurs manies avec le temps qui passe. Ils ne peuvent alors s’empêcher de voir l’évolution des personnages comme un désir de la part des créateurs de s’élargir à un plus grand public :

The show's primary audience was originally sci-fi fans and technically minded people interested in science. […] A lot of people, male and female, enjoyed this dynamic, and there was a cleverness to the writing throughout. People more 'nerd' […] oriented could understand the clever science references, as well. That's all gone now. Beginning mainly Season 4 […], the show swamped the audience with brain-dead relationship story-lines, which a lot of women, sadly, find appealing. Also, dumb and relentless sexual references became the norm […]. 'Friends'-type crap is not what made TBBT great, but the writers don't care anymore (critique publiée dans l’espace dédié sur la page IMDb de The Big

Bang Theory, 8 janvier 2014).

On voit bien à travers les commentaires des spectateurs de The Big Bang Theory que la manière dont la série s’inscrit dans le temps a un impact sur le rapport des spectateurs aux

personnages. On a vu aussi que l’évolution des individus dans le temps est un critère regardé par les spectateurs et qui sert à affirmer que le personnage est réaliste : tous les hommes évoluent, il est donc réaliste que les personnages évoluent aussi. Au contraire, si les personnages n’évoluent pas et qu’ils ne s’arrêtent jamais de se mettre dans les mêmes situations et d’avoir les mêmes attitudes, il est difficile de les humaniser et de les prendre au sérieux. On risque de les voir uniquement comme des personnages comiques. Finalement on voit bien que pour avoir une relation qui ne soit pas superficielle, il faut que les personnages et leurs actions soient réalistes.