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Partie 5. La présence

5.6 Structure et flow

Dans Television Addiction is No Mere Metaphor, Kubey et Csikszentmihalyi analysent les effets de la télévision sur l’individu et affirment qu’une consommation de contenu télévisé

prédispose à un état d’hyperconcentration, c’est-à-dire un état d’immersion cognitive totale : le flow. Dans les pays industrialisés, les téléspectateurs passent en moyenne trois heures par jour devant l’écran, ce qui équivaut à la moitié des heures non structurées disponibles (Kubey et Csikszentmihalyi, 2003 : 50). Curieusement, les auteurs remarquent que près de la moitié des sondés considèrent passer inexplicablement trop de temps devant la télévision. En effet, les individus sondés, plus de mille personnes réparties entre les États-Unis, l’Allemagne et l’Italie, affirment se sentir complètement absorbés par l’usage de la télévision, justifiant une telle consommation télévisuelle (Csikszentmihalyi, 1990 : 40). Enfin, ils constatent se sentir habituellement exténués suite à un long épisode de consommation de contenu télévisé. Ce constat est troublant, remarque Rosa, alors que la télévision est souvent désignée pour ses propriétés délassante et reposante (Rosa, 2010 : 174).

Les auteurs expliquent que la forte demande de contenu télévisé, malgré l’insatisfaction que disent ressentir les participants au sondage, s’explique notamment par la facilité avec laquelle la télévision procure un sentiment de relaxation (Kubey et Csikszentmihalyi, 2003 : 51). Dans une société de plus en plus rapide, où les exigences au travail obligent une réduction de la durée des pauses, au multitasking et à une augmentation de l’horaire hebdomadaire, l’association télévision et repos devient courante. Comparativement aux flow activities habituelles, le téléspectateur jouit d’une expérience optimale sans effort pendant toute la durée du visionnement, ce qui tend à prolonger largement la durée qui était initialement consacrée à la télévision. En aval d’un épisode télévisé jugé excessif, une majorité de l’échantillon étudié affirme éprouver un stress égal ou supérieur au stress vécu avant la consommation de contenu télévisé, activité pourtant prisée pour son effet relaxant. Enfin, les auteurs notent que le stress ou la frustration ressentie sont souvent proportionnels à la durée de l’excès.

Outre le stress et la frustration occasionnés par une utilisation excessive de la télévision, quelques conséquences significatives méritent notre attention. Je précise que cet exercice vise à déterminer ce que n’est pas le flow. Car si le visionnement télévisé s’accompagne d’une expérience optimale (flow), affirment Kubey et Csikszentmihalyi, elle n’offre en rien la gratification des flow activities présentées ultérieurement. Il s’agit, par conséquent, de tenter de définir l’état d’esprit que vivent les gens au quotidien, par opposition au sentiment de présence vécu dans un contexte extraquotidien de pèlerinage.

Kubey et Csikszentmihalyi affirment que la télévision crée une dépendance similaire à certaines drogues. Comme pour les drogues, l’effet apaisant de la télévision prend habituellement fin dès que le téléspectateur éteint le téléviseur. Par ailleurs, si son effet se dissipait graduellement, l’habitude que génère la télévision serait assurément moindre. En effet, les téléspectateurs prolongent souvent la durée qu’ils passent devant la télévision spécifiquement parce qu’ils savent, ou pressentent, le retour d’un état « normal » de stress qu’ils subiront ensuite (Kubey et Csikszentmihalyi, 2003). De plus, afin de conserver l’attention des téléspectateurs, les télédiffuseurs ont recours aux interruptions fréquentes dans l’intention de saturer l’esprit. Il semblerait que le cerveau réagisse fortement aux stimuli émis par la télévision. Selon les auteurs, commentant Annie Lang (2000), cette surstimulation est responsable d’un sentiment de fatigue, et condamne le spectateur à un profond vide émotionnel et intellectuel. On sait, disent-ils, que le cerveau mémorise mieux les trames narratives dont le contenu est stable et cohérent (Kubey et Csikszentmihalyi, 2003 : 51). Le sentiment de vide, par conséquent, serait la manifestation d’une incapacité à ordonner un contenu télévisé délibérément fragmentaire. Encore une fois, plus une personne passe de temps devant la télévision, plus la quantité d’information morcelée recueillie s’accumule. À terme, la consolidation de l’identité même est compromise, puisque la télévision vient rompre la linéarité narrative du sujet.

Les résultats de l’enquête menée par Csikszentmihalyi confirment cette allégation. On observe, parmi les gros consommateurs de contenu télévisé, plus d’anxiété et de solitude que les petits consommateurs de télévision. Par ailleurs, il semble que les premiers soient moins aptes à gérer leur temps non structuré, c’est-à-dire les temps libres. Le temps non structuré serait même carrément angoissant, puisqu’ils ont négligé la faculté de structurer leur temps libre par eux-mêmes (Kubey et Csikszentmihalyi, 2003 : 52). Les deux auteurs décrivent une véritable relation de dépendance à l’égard de la télévision et notent que des comportements analogues au sevrage se manifestent en cas de rupture soudaine : irritabilité, ennui et anxiété.

Sommairement, il semble que la gratification ressentie lors d’une consommation excessive de contenu télévisuel ne soit que temporaire. Au contraire, ajoute Rosa, sa valeur gratifiante est généralement faible. Si une proportion grandissante d’individus cède à ce type d’activité lors de leurs temps libres, c’est justement parce que le temps utile, voué à la production et l’entretien (travail, tâches domestiques, etc.), est marqué par le stress et l’obligation. En raison

du contraste entre la structure du temps utile et le défaut de structure des loisirs, beaucoup d’individus ont tendance à s’abandonner à des activités passives aussitôt qu’ils en ont la possibilité (Rosa, 2010 : 172). Un cercle vicieux s’instaure : plus le temps dit non structuré est consommé par la télévision, plus il devient ardu pour l’individu de structurer son temps libre autrement. L’habitude se crée plus facilement qu’elle ne se perd, ce qui explique le nombre phénoménal d’heures passées devant la télévision depuis quelques décennies, et plus récemment devant les appareils mobiles (tablette, téléphone intelligent, ordinateur portatif).

Phénomène relativement récent, peu d’études empiriques sérieuses sur notre utilisation du numérique peuvent témoigner des mêmes répercussions. À tout le moins, le portrait est encore fragmentaire. Wajcman confirme toutefois que les mêmes réflexions au sujet des répercussions de la télévision émergent présentement sur l’utilisation des téléphones portables, des ordinateurs, bref sur l’ensemble des appareils qui rendent possible la consommation mobile de contenu numérique (Wajcman, 2015 : 147). Wajcman enregistre des études sur l’utilisation du numérique que les répercussions peuvent être similaires aux conséquences de la télévision, voire plus importantes.

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