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sociologue développe dans ce livre aussi passionnant que terrifiant

Dans le document L’expérience du Paradis (Page 60-63)

par Philippe Artières

LA GRANDE RÉPRESSION

L’ensemble des relations sociales (familiales, amicales, amoureuses mais aussi économiques) sont définies par l’attitude que chacun.e adopte envers les « fugitifs ». La sociologue dresse une cartographie qui passe d’abord par une catégori-sation des espaces (hot/cool), des personnes (dir-ty/clean) mais aussi des attitudes (couvrir ride ou balancer). Surtout, au cours de ces six années, se dévoile une palette infinie des intrusions du de-venir pénal des jeunes noirs dans le quotidien de cette communauté. La question n’est ainsi pas seulement la sur-incarcération de ces hommes – sur la période de six ans, Mike, Chuck et Reggie, les trois principaux sujets de l’étude, ne furent que deux mois en liberté ensemble – mais la fra-gilisation permanente des relations qu’elle induit.

Ces fragilisations, comme Alice Goffman le montre clairement, mettent à mal à la fois les re-lations avec le dehors de la communauté – le monde du travail et celui des services sociaux et médicaux – et les relations internes — la mère ou le frère qui trahissent ou qui couvrent au point de mettre leur existence en danger.

Ce tableau minutieux révèle en creux un portrait de la police particulièrement intéressant et souvent méconnu. Le cinéma, les séries TV et le roman ont beaucoup mis l’accent sur l’attitude des policiers à l’égard des gars du « Corner » et sur la violence des arrestations, qui n’est mal-heureusement que le plus visible. Alice Goff-man s’assied sur les marches en bas des im-meubles, entre dans les appartements, monte dans les voitures pour saisir non pas l’existence de quelques-uns mais la vie, la survie devrait-on dire, on the run, d’un groupe quand la police s’introduit dans les maternités au moment où les jeunes femmes accouchent, assiste aux enterre-ments, fait pression sur les assistantes sociales ou les bailleurs publics. Quand un homme est plaqué sur le ventre un soir par quatre policiers, c’est une communauté qu’on empêche de respi-rer, c’est à un groupe qu’on impose de vivre menotté. Car la police est partout, elle perquisi-tionne en dévastant les appartements, elle éventre les canapés, elle arrache les branche-ments électriques bricolés, elle violente ou pro-duit du conflit entre les membres d’une famille, d’une communauté.

La prison poursuit ce harcèlement, même si par-fois l’incarcération est vécue comme une pause, qui permet de reprendre son souffle ; mais une pause coûteuse, elle aussi. Car Alice Goffman,

par la publication de nombreux extraits de son journal de terrain (rédigé au vu et au su de Mike ou de Chuck) qui place le lecteur dans la stupé-faction qui fut la sienne, ne peint pas une Amé-rique noire pauvre et meurtrie, elle montre comment cette Grande Répression détruit sys-tématiquement et selon une logique claire les pour qualifier le moment répressif qui lui a suc-cédé.

On comprend ainsi pourquoi la publication de ce livre, comme le rappelle Didier Fassin en post-face, suscita d’abord un grand enthousiasme cri-tique (la New York Review of Books lui prédisant un statut de classique) avant que certains jugent le travail d’Alice Goffman parfois imprécis, re-lèvent des erreurs et surtout s’interrogent sur l’at-titude de cette sociologue au regard de la loi. Elle fut ainsi accusée d’être complice de meurtre, ayant conduit l’un des personnages sur le lieu d’un règlement de comptes. Enfin, on lui repro-cha de s’être immergée dans un monde noir, elle qui était blanche, sans avoir suffisamment mesuré les biais et les effets de cette différence. Didier Fassin n’a pas tort de dire que c’est une ethno-graphie à risque que développe l’auteure. On pourrait renchérir en disant que la sociologue fait aussi exister ces sujets dans une histoire améri-caine qui n’a retenu d’elles et d’eux que Rosa Parks, Malcolm X, Martin Luther King, Cleaver, Angela Davis, Obama… ou, sur un mode mineur, les victimes des crimes policiers. Alice Goffman inscrit les vies croisées d’un groupe et produit une autre image, celle d’individus qui collecti-vement inventent un art. Son livre est aussi le récit d’une résistance. Le titre français est de ce point de vue bienvenu.

Bien sûr, on pourra trouver la chercheuse com-plaisante parfois (la publication d’un récit de son propre interrogatoire est pour le moins discu-table), mais la note méthodologique qui clôt le tra-vail. Elle revient aussi sur la rédaction et sur cette mise en discours au début des années 2010. Et on ne peut que la louer pour avoir pris le risque de cette publication.

LA GRANDE RÉPRESSION

Car c’est la communauté qu’Alice Goffman fait exister en discours par ce livre qui est aujourd’-hui massivement dans les rues. Elle refuse de fuir et elle fait face. Elle refuse d’avoir peur, elle ne craint pas de perdre ses allocations si elle ne dé-nonce pas les fugitifs, elle refuse d’entrer dans les logiques de conflits entre femmes que pro-voque la police, elle refuse l’ordre et la loi des amitiés et des amours. Le livre d’Alice Goffman

n’est évidemment en rien responsable du soulè-vement actuel, mais sans doute ses travaux ont-ils modifié le regard des blancs, et singulièrement de la jeunesse universitaire blanche qui est désor-mais dans les cortèges aux côtés de la jeunesse noire. Modestement, sans en faire un mot d’ordre, Alice Goffman contribue à la recherche en sciences sociales comme scribe de notre pré-sent et comme levier des luttes en cours. Avouons que ce n’est pas si courant par les temps qui courent, que ce soit aux États-Unis ou en France.

Yoon Ha Lee

Le stratagème du corbeau Trad. de l’anglais (États-Unis) par Sébastien Raizer

Denoël, coll. « Lunes d’encre », 416 p., 23 € Nnedi Okorafor

Binti.

Trad. de l’anglais (États-Unis)

par Erwann Devos et Hermine Hémon Actu SF, coll. « Naos », 250 p., 17,90 €

Le gambit du renard, premier tome des Machine-ries de l’Empire de Yoon Ha Lee, s’ouvre sur une bataille galactique menée par le capitaine d’in-fanterie Kel Cheris sur une planète peu hospita-lière. Elle est au service de l’Hexarcat dans la guerre contre les hérétiques, ceux qui ne res-pectent pas le haut calendrier. Se distinguant par des talents mathématiques utiles dans la guerre calendaire, elle doit mener à bien une mission en utilisant une arme très particulière : un fantôme.

Celui du général Shuos Jedao, désormais l’ombre conseillère de Cheris, l’ex-capitaine devenant un général androgyne.

Binti, quant à lui, commence par un embarque-ment : Binti, une jeune Himba, doit aller étudier à l’université Oomza, loin de sa planète natale, la Terre. Elle est douée en mathématiques et sait non seulement utiliser mais également fabriquer des astrolabes, ce qui lui vaut d’être considérée comme une « harmonisatrice ». Le voyage tourne mal lorsque des Méduses, créatures intelligentes et belliqueuses, attaquent le vaisseau et y mas-sacrent tout le monde à l’exception du pilote et de Binti (« Binti Ekeopara Zuzu Dambu Kaipka

de Namib », comme elle se présente aux atta-quants), qui doit son salut à une étrange pièce métallique, son edan. Elle n’en sort pas totale-ment indemne et devient elle-même en partie Méduse.

Dans le document L’expérience du Paradis (Page 60-63)