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Si est vraie l'idée selon laquelle la sociologie ne peut naître et se développer qu'à l'intérieur d'un État démocratique, libéral et capitaliste, on peut s'interroger sur sa présence dans un pays tel que la Russie, où un régime politique démocratique peine à s'instaurer même en 2014. Comparativement aux pays européens comme la France et la Grande-Bretagne, la Russie prit plus de temps à se moderniser. Alors que le régime monarchique d'Angleterre fut réformé en une monarchie constitutionnelle dès 1688 et celui de la France, en 1789, par une révolution instaurant la démocratie, le tsarisme perdura jusqu'à la Première Guerre mondiale. Sous les coups de la Révolution de février puis celle d'octobre, c'est en 1917 que lui succéda le régime soviétique. Ni l'un ni l'autre de ces régimes politiques ne garantissaient la liberté académique requise pour qu'un travail scientifique sur la société puisse s'accomplir réellement. Les tsars s'en méfiaient, car la sociologie était souvent associée au socialisme, une idéologie qui minait leur légitimité depuis le milieu du XIXᵉ siècle, et les bolcheviques supprimèrent l’autonomie académique de la sociologie en obligeant les chercheurs à contribuer au développement des thèses marxistes. Les deux régimes connaissaient le potentiel contestataire de la sociologie et empêchèrent son développement. Pour cette raison et parce que « this multifaceted discipline did not produce a comprehensive self- descriptive narrative [...] there are no conventional canons for telling the history of Russian sociology in the nineteenth and early twentieth century »128.

En Europe ainsi qu'en Russie, les premiers intellectuels qui se déclaraient sociologues entreprenaient leurs recherches avec un esprit réformateur inspiré du socialisme et une partie considérable des sociologues qui leur succédèrent eurent tendance à s'y associer, mêlant activisme politique et recherche scientifique. « While the Russian imperial government saw sociology as a politically suspect field of scholarship, the faculty and especially the students conceived of sociology as a modern form of knowledge that could be instrumentalized for the purposes of liberal or socialist politics »129. Pour ces raisons, la sociologie dérangeait souvent les autorités. En Russie,

128 Seyonov, A., Mogilner, M., Gerasimov, I. (2013), « Russian Sociology in Imperial Context », dans Steinmetz, G.,

Sociology and Empire, Politics, history, and culture, Durham and London: Duke University Press, p. 57.

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où le gouvernement du Tsar avait une forte emprise sur la société, la sociologie s'institutionnalisa difficilement dans les établissements d'enseignement supérieur.

Ne trouvant pas d'appui dans les institutions d'enseignement ou au gouvernement, les Russes produisaient peu de recherches, mais ils en importaient massivement. Ils se tenaient au courant de ce que faisaient les philosophes et les chercheurs des autres pays et s'intéressaient fortement à leurs idées : « Some Russian sociologists even argued that there were more translations of sociological work than original sociological literature »130. Ils connaissaient les socialistes (dont

Proudhon, Fourrier, Saint-Simon, Marx) et les scientifiques (Spencer, Darwin, Comte) qui œuvraient dans des contextes bien différents, et discutèrent de leurs idées dans des cercles de discussions privés. Contraints dans la réalisation de leurs propres recherches, les penseurs russes se tournèrent vers les chercheurs des autres pays, c'est pourquoi les champs du savoir russes se constituèrent sur la base d'idées provenant majoritairement de l'étranger. En outre, durant leurs études supérieures, plutôt que de rester dans leur université et travailler avec les professeurs russes, les étudiants étaient fortement encouragés à fréquenter les universités étrangères et à rencontrer les chercheurs des autres pays. Les intellectuels russes intégrèrent donc surtout les idées des savants étrangers – idées qui étaient exogènes à leur société – et ils les adaptèrent pour répondre à leurs propres problèmes131.

En Russie, dans les années précédant la Première Guerre mondiale et la révolution de 1917, peu d'individus étaient formés en sociologie. Les personnes intéressées aux sciences sociales devaient étudier à l'étranger, surtout en France, car la sociologie y était mieux développée et les chercheurs jouissaient d'une plus grande liberté académique et d'expression. C'est le cas de l'un des premiers sociologues russes, Maksim Kovalevsky (1851-1916), qui avait fait une partie de ses études en Europe et qui avait travaillé une vingtaine d'années en France, forcé à l'exil en 1886 en raison de ses positions scientifiques et politiques : « The [russian] government looked with much disfavor upon his course in comparative constitutional law, which threw favorable light on western democratic institutions and gave indirect support to domestic movements favoring a constitutional government for Russia »132. Les autorités se méfiaient de cette discipline à tendance socialiste et

130 Weinberg, E.A. (2004), Sociology in the Soviet Union and Beyond. Burlington: Ashgate, p. 4. 131 Seyonov, A., Mogilner, M., Gerasimov, I., Op. cit. p. 53.

132 Vucinich, A. (1976), Social Thought in Tsarist Russia : The Quest for a General Science of Society, 18611917;

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marxiste, et les responsables des institutions du savoir, sous l'influence du gouvernement, ne voulaient formellement autoriser un programme de sociologie : « the Russian Ministry of Education had objected to the introduction of a subject that it thought likely to spread views that could ultimately underminde the institution of the monarchy »133.

Bien que Kovalevsky et de Roberty (un autre sociologue russe important en exil) participaient au développement de la sociologie et à la réputation des savants russes (à Paris, ils avaient fondé l'École russe des hautes études sociales en 1901), leurs activités scientifiques ne se situaient pas dans le champ scientifique russe. Ils ne contribuaient pas à la formation de ce champ et à l'institutionnalisation de la sociologie dans les établissements d'enseignement supérieur en Russie.

Les savants russes ne réussirent à légitimer et institutionnaliser les sciences sociales dans les établissements d'enseignement et de recherche qu'au début du XXᵉ siècle. C'est seulement suite à la première guerre civile que le nouveau Tsar assouplit son étreinte sur le système d'enseignement, ce qui permit, entre autres, le retour en Russie de Kovalevsky et de De Roberty. Bien qu'ils eurent l'opportunité d'enseigner des cours de sociologie à l'Institut psycho-neurologique, fondé en 1908, la sociologie demeura dans l'ombre des autres disciplines. La Société Russe de Sociologie vit le jour en 1916 (avec Sorokin comme secrétaire), mais il fallut attendre entre 1919 et 1922 pour que soit créé le premier département de sociologie à l'Université de St-Petersburg (avec Sorokin à sa tête). Puisqu'il n'y avait aucun département de sociologie ou d'institut de recherches sociologiques, les aspirants sociologues s'associèrent à d'autres disciplines. Leurs études, si sociologiques elles étaient, furent présentées sous un autre nom : psychologie, philosophie, histoire, économie, droit. Sorokin lui-même n'étudia jamais officiellement dans un programme de sociologie, mais plutôt dans celui du droit et d'économie.