• Aucun résultat trouvé

Une société qui préfère l’hypocrisie et le conformisme à l'affirmation de l’incroyance

Retour à la table des matières

Tocqueville met en évidence un trait caractéristique de la société des États-Unis qui demeure inchangé : tout citoyen peut attaquer sans crainte une ou plusieurs sectes sans perdre sa crédibilité, mais s'il les attaque toutes, il se discrédite inexorablement. Le même citoyen a parfaitement le droit d'être athée ou agnostique mais il devra se garder de faire état de son scepticisme devant les tribunaux et devra en outre afficher une forme de croyance, s'il veut entreprendre une carrière, politique, par exemple. Aux États-Unis, l'opinion publique qui est le premier pouvoir Ŕ non institutionnel Ŕ des démocraties ne saurait accorder sa confiance à un mécréant avéré, par conséquent la pression sociale accorde, de facto, une prime à l'hypocrisie.

Dans la démocratie américaine, la religion relève, pour partie au moins, de l'intérêt bien entendu : « [Aux États-Unis] on suit une religion comme nos pères prenaient une médecine au mois de mai, si ça ne fait pas de bien, a-t-on l'air de dire, au moins ça ne peut pas faire de mal, et il est d'ailleurs convenable de se conformer à la règle commune 2 », écrit Tocqueville à son ami Kergorlay.

Il considère, au début de la seconde Démocratie, que la société américaine qui applique, sans le savoir, une méthode philosophique cartésienne 3, opère également une sorte de recours implicite et pragmatique à une forme de pari pascalien dégradé et limité. Celui qui parie sur l'existence de Dieu ne perd absolument rien, même si Dieu n'existe pas, car il choisit un modèle de vie plus équilibré, plus juste, plus stable et plus moral :

« Quel mal vous arrivera-t-il en prenant ce parti ? Vous serez fidèle, honnête, humble, reconnaissant, bienfaisant, ami sincère et véritable... À la vérité, vous ne serez point dans les plaisirs empestés.

1 Édition Vrin, II, pp. 318-320. © Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 1990.

2 O.C., XIII, 1, p. 228.

3 D.A., II, p. 11 : « L'Amérique est donc le pays du monde où l'on étudie le moins et où l'on suit le mieux les préceptes de Descartes. »

[...] Je vous dis que vous y gagnerez en cette vie ; et qu'à chaque pas que vous ferez dans ce chemin, vous verrez tant de certitude de gain, et tant de néant de ce que vous hasardez, que vous connaîtrez à la fin que vous avez parié pour une chose certaine, infinie, pour laquelle vous n'avez rien donné 1. »

Les citoyens des États-Unis sont religieux par choix, par intérêt ; il y a là un risque calculé : si Dieu n'existe pas, les parieurs n'ont rien perdu, s'il existe, ils bénéficient d'un retour sur investissement : « Ils pratiquent donc leur religion sans honte et sans faiblesse ; mais on voit d'ordinaire, jusqu'au milieu de leur zèle, je ne sais quoi de si tranquille, de si méthodique et de si calculé, qu'il semble que ce soit la raison bien plus que le cœur qui les conduit au pied des autels 2. »

Le voyage aux États-Unis et leur court séjour au Bas-Canada ont permis à Tocqueville et Beaumont de découvrir un nouveau visage du catholicisme, celui d'un catholicisme épuré et ouvert, affranchi du lien si dommageable qu'il entretient en Europe avec les pouvoirs établis. Tocqueville est satisfait de constater que la religion « qu’ [il] professe » peut être la religion de l'avenir des sociétés démocratiques. Le protestantisme a pour lui d'être un garant plus sûr des libertés mais il supporte très bien l'existence des inégalités ; le catholicisme serait plus démocratique parce que plus égalitaire. Le clergé catholique nord-américain est démocratique et devrait pouvoir aider à tracer une voie nouvelle, pense alors Tocqueville, avant d'émettre justement des doutes sur la réelle capacité du catholicisme français à s'adapter à la modernité comme il l'écrit à son ami Corcelle 3.

Tous les émigrants parlaient la même langue ; ils étaient tous enfants d'un même peuple. Nés dans un pays qu'agitait depuis des siècles la lutte des partis, et où les factions avaient été obligées tour à tour de se placer sous la protection des lois, leur éducation politique s'était faite à cette rude école, et on voyait répandus parmi eux plus de notions des droits, plus de principes de vraie liberté que chez la plupart des peuples de l'Europe. À l'époque des premières émigrations, le gouvernement communal, ce germe fécond des institutions libres, était déjà profondément entré dans les habitudes anglaises, et avec lui le dogme de la souveraineté du peuple s'était introduit au sein même de la monarchie des Tudor.

On était alors au milieu des querelles religieuses qui ont agité le monde chrétien. L'Angleterre s'était précipitée avec une sorte de fureur dans cette nouvelle carrière. Le caractère des habitants, qui avait toujours été grave et réfléchi, était devenu austère et argumentateur. L'instruction s'était beaucoup accrue dans ces luttes intellectuelles ; l'esprit y avait reçu une culture plus profonde. Pendant qu'on

1 Pascal, Pensées, L. 418.

2 D.A., II, deuxième partie, chap. 9.

3 Voir la lettre du 15 novembre 1843, citée à la fin de cet ouvrage. Il est clair que le problème se posait, et se pose encore de la même façon au catholicisme européen dans son ensemble.

était occupé à parler religion, les mœurs étaient devenues plus pures. Tous ces traits généraux de la nation se retrouvaient plus ou moins dans la physionomie de ceux de ses fils qui étaient venus chercher un nouvel avenir sur les bords opposés de l'Océan. [...]

Les émigrants qui vinrent s'établir sur les rivages de la Nouvelle-Angleterre appartenaient tous aux classes aisées de la mère patrie. Leur réunion sur le sol américain présenta, dès l'origine, le singulier phénomène d'une société où il ne se trouvait ni grands seigneurs ni peuple, et, pour ainsi dire, ni pauvres ni riches. Il y avait, à proportion gardée, une plus grande masse de lumières répandue parmi ces hommes que dans le sein d'aucune nation européenne de nos jours. Tous, sans en excepter peut-être un seul, avaient reçu une éducation assez avancée, et plusieurs d'entre eux s'étaient fait connaître en Europe par leurs talents et leurs sciences. Les autres colonies avaient été fondées par des aventuriers sans famille ; les émigrants de la Nouvelle-Angleterre apportaient avec eux d'admirables éléments d'ordre et de moralité ; ils se rendaient au désert accompagnés de leurs femmes et de leurs enfants. Mais ce qui les distinguait surtout de tous les autres était le but même de leur entreprise. Ce n'était point la nécessité qui les forçait d'abandonner leur pays ; ils y laissaient une position sociale regrettable et des moyens de vivre assurés ; ils ne passaient point non plus dans le Nouveau Monde afin d'y améliorer leur situation ou d'y accroître leurs richesses ; ils s'arrachaient aux douceurs de la patrie pour obéir à un besoin purement intellectuel ; en s'exposant aux misères inévitables de l'exil, ils voulaient faire triompher une idée.

Les émigrants, ou, comme ils s'appelaient si bien eux-mêmes, les pèlerins (pilgrims), appartenaient à cette secte d'Angleterre à laquelle l'austérité de ses principes avait fait donner le nom de puritaine. Le puritanisme n'était pas seulement une doctrine religieuse ; il se confondait encore en plusieurs points avec les théories démocratiques et républicaines les plus absolues. De là lui étaient venus ses plus dangereux adversaires. Persécutés par le gouvernement de la mère patrie, blessés dans la rigueur de leurs principes par la marche journalière de la société au sein de laquelle ils vivaient, les puritains cherchèrent une terre si barbare et si abandonnée du monde, qu'il fût encore permis d'y vivre à sa manière et d'y prier Dieu en liberté. [...]

Leur but était de fonder une colonie sur les rives de l'Hudson ; mais, après avoir erré longtemps dans l'Océan, ils furent enfin forcés d'aborder les côtes arides de la Nouvelle-Angleterre, au lieu où s'élève aujourd'hui la ville de Plymouth. [...]

Ceci se passait en 1620. À partir de cette époque, l'émigration ne s'arrêta plus.

Les passions religieuses et politiques qui déchirèrent l'Empire britannique pendant tout le règne de Charles Ier poussèrent chaque année, sur les côtes de l'Amérique, de nouveaux essaims de sectaires. En Angleterre, le foyer du puritanisme continuait à se trouver placé dans les classes moyennes ; c'est du sein des classes moyennes que sortaient la plupart des émigrants. La population de la

Nouvelle-Angleterre croissait rapidement, et, tandis que la hiérarchie des rangs classait encore despotiquement les hommes dans la mère patrie, la colonie présentait de plus en plus le spectacle nouveau d'une société homogène dans toutes ses parties.

La démocratie, telle que n'avait point osé la rêver l'Antiquité, s'échappait toute grande et tout armée du milieu de la vieille société féodale 1.

C'est la religion qui a donné naissance aux sociétés anglo-américaines 2 : il ne faut jamais l'oublier ; aux États-Unis, la religion se confond donc avec toutes les habitudes nationales et tous les sentiments que la patrie fait naître ; cela lui donne une force particulière.

À cette raison puissante ajoutez cette autre, qui ne l'est pas moins : en Amérique, la religion s'est, pour ainsi dire, posé elle-même ses limites ; l'ordre religieux y est resté entièrement distinct de l'ordre politique, de telle sorte qu'on a pu changer facilement les lois anciennes sans ébranler les anciennes croyances.

Le christianisme a donc conservé un grand empire sur l'esprit des Américains, et, ce que je veux surtout remarquer, il ne règne point seulement comme une philosophie qu'on adopte après examen, mais comme une religion, qu'on croit sans la discuter.

Aux États-Unis, les sectes chrétiennes varient à l'infini et se modifient sans cesse, mais le christianisme lui-même est un fait établi et irrésistible qu'on n'entreprend point d'attaquer ni de défendre.

Les Américains, ayant admis sans examen les principaux dogmes de la religion chrétienne, sont obligés de recevoir de la même manière un grand nombre de vérités morales qui en découlent et qui y tiennent. Cela resserre dans des limites étroites l'action de l'analyse individuelle, et lui soustrait plusieurs des plus importantes opinions humaines 3. [...]