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Chapitre 9 : Repenser la relation à autrui par les images

9.3. Une société presque aveugle et sourde : l'abandon du politique

Ce dernier pan de la réflexion concernant notre objet d'étude va nous permettre d'approfondir une réflexion qui parcourt la totalité du film, et qui concerne le corps malade. Dans

Le Congrès, c'est à un laboratoire pharmaceutique que la Miramount s'est associée pour mettre au

point la substance-cinéma, présentée à ses futurs usagers comme un « remède » par son fondateur Reeve Bobs ; paradoxalement, en faisant du personnage d'Aaron le fil rouge de ces transformations, la logique narrative du film indique en fait le contraire au spectateur. Ériger ce personnage en précurseur de la société à venir, c'est montrer que celle-ci deviendra de plus en plus refermée sur elle-même, délaissant le corps comme point de rencontre avec autrui. C'est surtout lui attribuer une maladie incurable ; une maladie dans laquelle les individus eux-mêmes auraient souhaité tomber, leur permettant de fermer les yeux sur le concept même de vivre ensemble qui fait de l'homme par nature un animal politique445 pour ne plus prendre en compte que ce qui est bon pour soi, dans un

oubli absolu de ce qui est bon pour les autres. Ari Folman a donc construit la narration et la mise en scène de manière à ce que la substance créée par les sciences médicales corrompe les corps qui la consomment tout en prétendant les soigner. Nous pouvons alors supposer que derrière cette incongruité se cache en fait une réflexion plus profonde qui articule la relation de l'individu à son propre corps à l'heure des technologies numériques, à des discours idéologiques portés par la science et servant des intérêts d'ordre politique. Car si l'individu qui possède un corps sain est prêt à l'abandonner pour embrasser les attributs d'un corps malade, c'est qu'il doit, d'une certaine manière, considérer cet abandon comme un gain – et donc envisager la substance comme un outil qui permettrait d'améliorer ce corps naturel qu'il conçoit d'abord comme étant à corriger, cette vision étant portée par un certain nombre de discours officiels mais également perpétuée par les images.

Pour comprendre les enjeux du renversement entre corps sain et corps malade que met en place le réalisateur du Congrès, c'est un détour par les idéologies qui traversent notre société qu'il nous faut effectuer. En effet, plusieurs éléments peuvent nous laisser penser que la prolifération

d'objets technologiques et numériques dans notre environnement font basculer peu à peu notre vision du corps. L'idée a en fait traversé notre travail de part en part sans y être vraiment soulignée jusqu'ici. La question de la performance en est un élément saillant. Nous avons déjà pu montrer comment les nouvelles technologies impliquent une concurrence entre corps et machine ; la nécessité d'être performant fait du corps un élément donné comme tel par la nature qui est, dès l'origine, conçu comme défaillant, haï pour cette ambivalence qui fait de lui à la fois un instrument nécessaire à la vie et une objection à la toute-puissance446. Selon cette idée, le monde contemporain

ferait du corps naturel un corps d'abord rejeté et que seule une transformation en profondeur, voire un effacement pourrait remettre en valeur par le soin ainsi apporté447. Or, par le numérique, le

cinéma donne à rêver cet effacement en le permettant à l'image. L'indistinction progressive de l'objet et du sujet prolonge cette remarque dans la mesure où l'objet concurrence le sujet en prétendant pouvoir s'ériger lui aussi comme tel, tout en bénéficiant d'un degré de « perfection » supérieur, par son artificialité qui permet une amélioration constante. L'entremêlement de ces deux notions implique donc une concurrence entre eux autant qu'une confusion dans leurs conceptions respectives, faisant du corps un objet qui, comme les autres, devrait être manufacturé pour évoluer.

En nous plaçant dans le contexte idéologique de notre époque, nous voyons que les individus y opèrent un renversement dans leur rapport au corps, qui est par nature imparfait et doit donc, dès le départ, faire l'objet de soins palliatifs, et d'améliorations – et l'image numérique, en permettant,par la logique de la retouche qui fait sa spécificité, de pratiquer presque automatiquement ces ajustements, rend cette amélioration possible car visible. En ce sens, la

scanning room qui est présentée dans le film témoigne d'une volonté de créer un certain type de

corps par l'image (qui seraient éternellement jeunes) et, vingt ans plus tard, ses spectateurs auront adopté cette vision idéologique du corps et souhaiteront l'appliquer à leur propre compte (en témoignent les diverses réappropriations des usagers de la figure de proue de cette idéologie, qui n'est autre que l'Agent Robin) – le soin passant alors de la même manière par l'image. Cette remarque fait de la protagoniste principale du Congrès, comme nous avons déjà pu l'évoquer à de nombreuses reprises, une exception puisque la mise en scène rend au contraire son corps naturel puissant. Pour le reste de la société, la question d'une mutation du corps est souhaitable et c'est ce à quoi répond la substance-cinéma. Ari Folman invente donc dans son film un outil qui se sert de la possibilité de retouche permise par les images numériques pour faire muter les corps, de manière à répondre à un besoin qui est bien présent dans notre société actuelle en rapport direct avec le corps.

446 Jean Claude Guillebaud, La Vie Vivante : contre les nouveaux pudibonds, Paris, Les Arènes, 2011 tel que présenté

par David Le Breton, « Review : LA VIE VIVANTE. Contre les nouveaux pudibonds » , Esprit, n° 375 (6), juin 2011, p. 178-180.

Mais la substance-cinéma est avant tout un produit pharmaceutique, ce qui permet au réalisateur d'inclure dans sa réflexion la manière dont la médecine s'insinue dans cette problématique qui lie le corps aux nouvelles technologies. Le but de l'invention biochimique est officiellement de régler tous les problèmes qui se posent aux hommes en leur proposant de vivre leurs rêves, ce qui garantit également, comme nous l'avons vu au cours des sous-parties précédentes de ce chapitre, une sécurité totale. Est donc mise en valeur, dans le discours que le film fait porter à son personnage Reeve Bobs, l'aspect utopique de la société à venir. Par contre, comme nous l'avions montré au cours du Chapitre 2, cette vision utopiste est contrebalancée par l'anti-utopie qui se déroule dans l'envers des images. De ce point de vue, bien loin d'être guéris, les corps sont en fait gravement atteints : anesthésiés, impuissants, dépendants. Le film nous montre que, sous couvert de soigner les corps individuels, c'est en fait l'entièreté du corps social que la science médicale a placée sous sédatif. Soigner en éradiquant le mal, et dans le même temps éradiquer par le soin ; c'est là une stratégie politique qui fait usage de la science pour assurer un contrôle social total qu'Ari Folman nous décrit en y ajoutant le pouvoir suggestif des images, et cette stratégie est loin d'être fantasmatique. Au contraire, elle a été analysée par plusieurs théoriciens à l'aube du XXIe siècle.

Jean Baudrillard448 met par exemple en évidence la manière dont l'existence du terroriste, qui

fragilise le corps social, renvoie directement chez l'individu à un soupçon psychique envers lui- même (il pourrait être fasciné par les images de destruction du système que le terroriste produit, puisqu'ayant peut-être lui aussi souhaité son effondrement) et que la possibilité d'être porteur d'un virus actualise de manière corporelle. Autant que le virus qu'il évoque, nous pouvons ici mentionner la cellule cancéreuse qui dégénère jusqu'à menacer d'emporter la vie avec elle, et dont le potentiel létal ne peut être diagnostiqué avant qu'elle ne fasse des dégâts. Le penseur met donc en parallèle la peur d'autrui et la crainte de soi qui trouve dans le corporel un reflet de ses doutes psychiques, par l'analyse du terrorisme. Nous l'avions déjà évoqué auparavant : le personnage de Robin correspond en fait à cette description double de la fragilité dans la mesure où non seulement elle porte en elle des failles qui l'acculent, mais en plus son fils est malade (c'est le corps qui s'auto-détruit) et sa fille trahit (elle est soupçonnée de collaboration avec l'ennemi au sein de la cellule familiale dans la première partie du film, puis fait partie directement des terroristes qui attaquent Abrahama dans la seconde). Le film, en construisant sa protagoniste comme un corps puissant parmi les images et en célébrant sa fragilité comme gage d'humanité et d'artisticité, se rattache à l'idée que ces questions qui concernent la maladie, aussi bien du corps social que du corps physique qu'amalgame Jean Baudrillard, peuvent ouvrir à une certaine manière de concevoir la liberté (liberté de se tromper pour Robin, liberté de créativité pour Aaron, liberté politique pour Sarah) ; à cette vision la

narration donne à voir une substance-cinéma qui allie la notion de sécurité à cette de liberté, défigurant en partie cette dernière. Elle peut en effet être comprise comme une arme biotechnologique capable de liquider absolument tous les individus susceptibles d'en atteindre à autrui (correspondant très bien en cela aux craintes qu'a fait naître la chute des deux tours en 2001 selon Jean Baudrillard : « On parle de bioterrorisme, de guerre bactériologique, ou de terrorisme nucléaire. […] l'anéantissement sans phrase, sans gloire, sans risque, de l'ordre de la solution finale449 »). Mais elle y parvient sous un jour déguisé, en répondant d'abord à une vision de soi et de

son propre corps qui en font des éléments à soigner (d'ailleurs nous pouvons remarquer que le terme d'anéantissement radical que l'auteur utilise est aussi valable dans le cas des soins apportés pour lutter contre le cancer). Il est bien question de faire de la science médicale un outil de contrôle à titre politique. Aux constats du théoricien, le film semble répondre que c'est justement dans cette mise en relation possible entre terrorisme et maladie que le système peut trouver le moyen de vaincre à nouveau – et c'est par l'image qu'il parvient à effectuer ce tour de force. Car si Jean Baudrillard lit dans la transformation de l'image (« l'image consomme l'événement, au sens où elle l'absorbe et le donne à consommer450 ») le point de possibilité pour le terroriste d'atteindre le

système par usage du symbole, Le Congrès nous montre qu'il est cependant possible de le confisquer en faisant entrer l'image dans le corps. Radicalisant ainsi la manière dont l'image prend le pas sur la réalité, le procédé permet de la transformer en subjectivité pure qui interdit désormais à quiconque d'intervenir sur la perception visuelle d'autrui. En dotant chacun d'un corps-cinéma indépendant basant ses perceptions uniquement sur son identité, permettant aux individus de croire en leur artisticité propre, l'action symbolique qui permettrait d'infléchir l'esprit d'autrui en manipulant les images n'est plus envisageable. La fuite dans le virtuel qu'évoque la substance- cinéma et qui va de pair avec un désintérêt pour la télévision au profit de l'ordinateur, pourrait alors être lue comme un délaissement de l'information qui entretient le rapport de l'individu à la société et à la politique, complexes et frustrantes, auquel le divertissement dans un univers ludique resserré et sécurisant est désormais préféré. Une place est donc faite à la science dans le cadre des stratégies de contrôle politique en passant par la question du soin. Nous comprenons alors à quel point la construction des corps-substance par Ari Folman dans son film, en promettant aux individus un soin et une sécurité pour leur corps tout en s'avérant être des outils de contrôle très puissants de l'espace public, s'avère juste pour parler de notre propre société et en particulier par son usage des images.

Il est donc possible d'envisager la substance biochimique que les individus ingèrent dans Le

Congrès, non plus comme un objet scientifique ou une nouvelle forme de cinéma mais plutôt

449 Idem. 450 Idem.

comme un dispositif inédit relevant d'une science humaine (la médecine), répondant à des idéaux véhiculés par le cinéma au moment de ses transformations face au numérique, mis en place dans la société et ayant des impacts à la fois disciplinaires et biopolitiques en modifiant les pratiques liées au corps et à l'espace. Nous utilisons ici le vocabulaire d'un autre grand théoricien ayant beaucoup travaillé sur les relations entre sciences et pouvoir et sur la manière dont leur alliance pouvait permettre la mise en place de stratégies de contrôle passant par le corps : Michel Foucault. Pour cet auteur en effet, l'analyse des sociétés disciplinaires (à partir desquelles la nôtre est née) permet de mettre en évidence un lien étroit entre la maîtrise du corps et la logique spatiale, qu'il est tout à fait pertinent d'étudier dans le cas du Congrès dans la mesure où le penseur montre que c'est un travail de l'espace qui définit les forces451. Construire un espace qui sépare les individus, leur assigne une

place précise et permet de les voir à tout instant sans qu'eux-mêmes puissent voir qui que ce soit, tout en allégeant au maximum le pouvoir externe puisqu'il est automatisé et désindividualisé, incorporel, intériorisé par le détenu : ce sont les principales caractéristiques de l'approche disciplinaire qu'il met en avant dans son analyse452. Et elles correspondent aux procédés que nous

donne à voir le film d'Ari Folman : l'hôtel Abrahama est construit comme un lieu clos, surveillé en permanence par des intelligences artificielles (il est possible de communiquer avec le Room service simplement en élevant la voix, ce qui suppose que l'écoute est constante ; les deux grandes fenêtres rondes qui percent les murs dans la chambre qu'occupe Robin semblent former deux yeux immenses qui l'observent). Lorsque l'on se retrouve dans une nouvelle société vingt ans plus tard, ce qui n'était qu'une expérience localisée se retrouve généralisé à l'échelle de l'Etat. La substance- cinéma allège encore plus le dispositif dans la mesure où elle fait du corps le lieu d'emprisonnement de l'individu ; plus besoin donc de construire un espace de gestion des corps, car ils ont tous été dé- localisés dans leur utopie personnelle (comme nous l'avions montré au cours du Chapitre 2). On peut qualifier cet état de dispositif disciplinaire médical puisque la substance-cinéma agit directement sur le système nerveux et sur la perception des sujets, et assure leur bien-être intérieur tout en supprimant le contrôle qu'ils peuvent avoir sur leur corps. En jouant sur les apparences il est possible de leur faire croire à une utopie, tout en continuant à assurer, en dehors de leur perception, un contrôle total très anti-utopique. Le pouvoir individuel du corps a donc été abandonné, et avec lui toute possibilité de résistance au gouvernement que l'on peut lui imposer sans qu'il s'en aperçoive. Nous comprenons que ce qui se joue dans l'articulation d'une vision du corps dénigrante et d'un besoin sécuritaire auxquels répond le cinéma-substance dans le film implique aussi de penser le corps comme lieu de manifestation du pouvoir politique, que le savoir permet de toujours

451 Hubert L. Dreyfus et Paul Rabinow, Michel Foucault : un parcours philosophique. Au-delà de l'objectivité et de la subjectivité, Paris, Gallimard, 1984, p. 162-163.

mieux maîtriser, jusqu'à parvenir à le destituer totalement de sa possibilité de résistance.

L'espace dans lequel sont stockés les corps est alors séparé de l'espace où vivent les rares humains qui ne consomment pas la substance hallucinogène. La séparation des espaces répond au principe du régime de vérité choisi : à l'extérieur vit la masse des corps qui ont choisi une vérité subjective, tandis que les autres sont regroupés dans un espace clos qui continue de faire face à la vérité plus objective du monde matériel. Ils sont placés en hauteur, dans un ballon qui flotte au- dessus de la ville et dans lequel des appareils optiques leur permettent d'observer le reste du monde (voir Fig. 16). La place des scientifiques est donc la plus proche possible du gouvernement (si ce n'est égale à lui), puisque dans un monde gouverné par une nouvelle technologie, celui qui maîtrise cette technologie est aussi celui qui décide qu'en faire. Le docteur Barker est le personnage qui semble, dans Le Congrès, représenter ce corps médical à lui seul. Il est aussi bien celui qui se charge de la santé d'Aaron au fil de la narration, que celui qui choisit de rester de « l'autre côté » de la vérité, aux côtés d'une sorte de caste scientifique (pour la plupart en uniformes), peut-être pour veiller cette fois au bien-être du corps social dans son ensemble. Le film d'Ari Folman ne laisse que très peu d'indices concernant le fonctionnement de l'anti-utopie qu'il décrit durant ces quelques scènes en prises de vues réelles. La présence de personnages en combinaison siglée « Miramount » parmi la foule hallucinante permet de supposer que ces personnes sont là pour subvenir à ses besoins minimaux ; en ce qui concerne les scientifiques, une ligne de dialogue prononcée par le docteur peut laisser penser que quelque chose de plus que le simple amour de la vérité l'a peut-être poussé à ne pas rejoindre les autres dans la zone d'animation : « Ne soyez pas si impressionnée par ma présence ici. Être de ce côté de la vérité, ce n'est pas si courageux453 ». Ainsi avoue-t-il peut-être

ici la place avantageuse en termes de contrôle, que sa fonction de scientifique lui confère.

453 « Don't be so impressed that I am still here. Being here, on this side of the truth, is not so brave », passage à

01'43'34 dans le film.

De la même manière que le dispositif biochimique constitue une nouvelle discipline en agissant sur le corps pour l'immobiliser, on peut l'envisager comme ayant un impact à l'échelle « biopolitique » : les consommateurs de la substance bio-chimique ne se préoccupent plus des processus propres à la vie qui leurs sont appliqués. Le film n'en dit pas plus sur la manière dont natalité, longévité ou mort sont gérées dans cette nouvelle société. Mais puisque le bien-être est apporté par la substance elle-même, la gestion de la vie n'a plus besoin de se faire de la même manière. Au moyen d'un seul dispositif inventé par la science, il devient alors possible de pousser à l'extrême les idéaux portés par les discours présents actuellement dans notre société : une sécurité et une liberté totales, passant par un contrôle optimal et inavoué des corps et de la population.

Si la médecine peut être vue comme la science mettant à contribution son savoir de manière à fournir un instrument de pouvoir, la remarque est également valable pour d'autres sciences humaines. La méthode de Michel Foucault consiste en effet à mettre en parallèle les pratiques et dispositifs à une époque donnée, avec les discours qui les accompagnent à la même époque. Dans

Sécurité, Territoire, Population par exemple, il explique bien comment l'arrivée des économistes et

de leur vision de la gouvernementalité modifie les pratiques454. C'est donc l'apparition d'une science