• Aucun résultat trouvé

Cien años de soledad

3. Des sirènes et des lamantins : dérives entre hyper et

autotextualité

Le rapport que le narrateur de Cien años de soledad entretient avec les Chroniques des Indes est fortement partagé entre une claire intention transformatrice et une reprise fidèle d’anecdotes issues de ce corpus colonial permettant à l’Auteur Modèle d’adhérer à une vision du monde et, de ce fait, de s’inscrire dans une tradition occidentale. C’est principalement par la présence de l’élément extraordinaire qu’il est possible d’inclure le roman dans une perception européenne toujours friande d’un portrait américain façonné par le merveilleux et l’insolite. L’abondance de ces références dans le roman de 1967 – par exemple l’existence de sirops « para hacerse invisibles744 », d’une marmite « llena de gusanos745 », de « serpientes de doce cascabeles746 », d’une « criatura espantosa » appelée « el Judío Errante747 », d’« una llovizna de minúsculas flores amarillas748 » –, ainsi que leur traitement dans un registre sérieux permettraient à l’Auteur Modèle de coïncider avec l’auteur empirique, pour qui les chroniqueurs des Indes étaient les « escritores menos creíbles y al mismo tiempo más apegados a la realidad749 ». Une admiration vis-à-vis de ces hypotextes qui, d’ailleurs, a valu à García Márquez de fortes critiques de la part du mouvement littéraire latino-américain McOndo750, fervent opposant du « Réalisme magique », lequel l’inclut parmi un groupe d’écrivains continuateurs d’une tradition initiée en 1492 par Colomb. Ces auteurs proposeraient à leur public « otros vidrios de colores para su solaz y deslumbramiento: el realismo mágico. Es decir, ese tipo de relato que transforma los prodigios y maravillas en fenómenos cotidianos y que pone a la misma altura la levitación y el cepillado de dientes […]751 ».

L’Auteur Modèle, l’auteur empirique et la critique voient tous dans Cien años de

soledad des hypertextes fidèles aux récits coloniaux, au point d’identifier dans le roman

des rapports d’imitation qui l’incluent dans une perception occidentale vieille de plus de 500 ans. Or, comment expliquer que l’un des passages les plus emblématiques de cette vision merveilleuse du Nouveau Monde, contenu dans les chroniques de Colomb, soit fortement travesti, presque ridiculisé ? En introduisant la rencontre avec des sirènes dans

744 GARCÍA MÁRQUEZ Gabriel, Cien años de soledad, op. cit., p. 28.

745 Ibid., p. 217.

746 Ibid., p. 469.

747 Ibid., p. 409.

748 Ibid., p. 172.

749 GARCÍA MÁRQUEZ Gabriel, « Fantasía y creación artística », op. cit., p. 147.

750 FUGUET Alberto et GÓMEZ Sergio, McOndo, Madrid, Mondadori, 1996.

I, B. Les Chroniques des Indes dans Cien años de soledad

135

les eaux caribéennes, le roman réussit-il à se détacher de cet imaginaire européen par la mise en place d’un registre burlesque ? C’est en analysant l’évolution de cette référence tout au long de l’œuvre marquézienne qu’il sera possible de comprendre si elle s’inscrit effectivement dans une rupture de ce portrait extraordinaire du Nouveau Monde ou si, au contraire, elle contribue à sa reconduction.

a. Travestissement burlesque de l’hypotexte « colombino »

Il faut commencer par isoler une référence qui constitue un élément très récurrent d’« autotextualité » marquézienne. Elle revient, en effet, inlassablement dans trois romans : Cien años de soledad (1967), dans El otoño del patriarca (1975) et El amor en

los tiempos del cólera (1985) – sans oublier quelques apparitions dans l’œuvre

journalistique. Il s’agit de l’image obsédante des lamantins, l’un des animaux les plus emblématiques du fleuve Magdalena et qui constitue la preuve d’une hypertextualité retravaillée et réadaptée d’un texte à l’autre.

C’est donc dans Cien años de soledad que débute ce processus, à travers une seule et unique référence : « La ciénaga grande se confundía al occidente con una extensión acuática sin horizontes, donde había cetáceos de piel delicada con cabeza y torso de mujer, que perdían a los navegantes con el hechizo de sus tetas descomunales752 ». Pour pouvoir construire une description des lamantins à partir d’attributs féminins, mais surtout, pour pouvoir déterminer l’effet que l’apparence de ces animaux peut provoquer chez certains hommes, il y a eu certainement recours à un hypotexte facilement reconnaissable, justement grâce à la confusion qu’un illustre navigateur avait faite en prenant des lamantins caribéens pour des sirènes. C’est en janvier 1493, dans les eaux méridionales de La Española, aux alentours du Río de Oro, que Colomb « dijo que vido tres sirenas que salieron bien alto de la mar, pero no eran tan hermosas como las pintan, que en alguna manera tenían forma de hombre en la cara753 ». Les chroniques de Colomb sont donc un des hypotextes responsables d’une association qui, dorénavant, fera l’objet d’une constante reprise et de transformations à caractère satirique et ludique. Mais, en plus de se servir de cette décevante rencontre au cours de laquelle Colomb « ve con ojos medievales, aunque sin mucha fantasía754 » un groupe de lamantins, l’Auteur Modèle de Cien años de soledad utilise inévitablement aussi un second hypotexte, beaucoup plus ancien, car issu de

752 GARCÍA MÁRQUEZ Gabriel, Cien años de soledad, op. cit., p. 20.

753 COLÓN Cristóbal, Diario de a bordo, op. cit., p. 221.

I, B. Les Chroniques des Indes dans Cien años de soledad

136

l’imaginaire occidental et dont le repérage est nécessaire pour la compréhension de la déception de l’Almirante. Il s’agit de la très connue légende des sirènes que la tradition s’est chargée de faire parvenir jusqu’au narrateur du roman et qui devient le palimpseste755

du texte de Colomb. C’est donc à travers un travestissement burlesque756 de ces deux hypotextes que l’Auteur Modèle construira un hypertexte à fonction satirique et dégradante.

En effet, celui-ci emprunte le sujet noble de la légende des sirènes pour transposer en style vulgaire les attributs physiques de ces créatures légendaires, parmi lesquels se détache principalement la beauté, caractéristique que Colomb espérait retrouver chez les lamantins. Ce qui perturbera désormais les marins, ce n’est plus la magie d’un visage sans égal, mais une qualité beaucoup moins noble et sublime : « tetas descomunales ». Une dégradation, donc, qui se ressent à deux niveaux : les sirènes seront simplement remplacées par des mammifères aquatiques beaucoup mieux lotis qu’elles en termes d’attributs physiques à caractère reproductif et la romantique image des marins sensibles à la beauté d’un visage deviendra celle des hommes beaucoup plus instinctifs et charnels. La contemplation est remplacée par la corporalité. Démythification d’une valorisation antérieure des sirènes que la tradition s’était chargée de transmettre et qui a inévitablement commencé, même involontairement, avec les chroniques de Colomb. Il existe donc dans l’hypertexte une dévalorisation des sirènes qui retentit dans la négation de leur nom, lequel n’est mentionné nulle part. Ce qui entraîne la négation même de leur existence. Omission du nom indispensable pour transférer leurs attributs aux lamantins, qui, à l’opposé, jouiront d’une valorisation niée initialement par l’hypotexte de Colomb, car dans ces chroniques, c’étaient plutôt les mammifères qui étaient dépourvus de nom, d’identité et, par conséquence, d’existence.

Nous sommes en somme face à une transvalorisation757 qui porte sur un même personnage, les lamantins, et qui est produite par une différence de point de vue, un autre système de valeurs entre l’hypotexte et son hypertexte. La dévalorisation des lamantins dans les chroniques de Colomb est, il est vrai, due à la suprématie d’une Bibliothèque mettant en avant les légendaires sirènes, tandis que la valorisation des lamantins dans l’hypertexte est le résultat de l’imposition du Monde, de la réalité américaine sur

755 « Un palimpseste est un parchemin dont on a gratté la première inscription pour en tracer une autre, qui ne la cache pas tout à fait, en sorte qu’on peut y lire, par transparence, l’ancien sous le nouveau. » GENETTE Gérard, Palimpsestes, La littérature au second degré, op. cit.

756 Ibid., p. 191.

I, B. Les Chroniques des Indes dans Cien años de soledad

137

l’imaginaire occidental. Quand Colomb évoque des sirènes privées de tout charme, il met aussi en lumière la caractérisation d’une Amérique en déficience par rapport à l’Europe : la tradition lui avait appris que les sirènes étaient d’une beauté sans égale, alors que celles du Nouveau Monde n’ont finalement pas de beauté. Il faut se contenter qu’elles aient, au moins, une « forma de hombre en la cara ». De son côté, l’hypertexte se place depuis la richesse du Nouveau Monde, où il est possible de trouver une étonnante variété d’animaux, comme les lamantins, qui peuvent même produire des effets perturbateurs semblables à ceux de n’importe quelle créature légendaire.

Pour doter le Nouveau Monde d’attributs, il a donc été nécessaire que l’Auteur Modèle entreprenne la transformation de l’hypotexte à travers une augmentation. En effet, les chroniques de Colomb sont assez limitées dans la quantité de détails qui permettraient de connaître avec plus de précision l’apparence de ces sirènes. C’est dans cette mesure que la pratique de l’augmentation dévalorise également l’hypotexte758, considéré comme incomplet et même hâtif. L’hypertexte devient ainsi l’explication de son propre hypotexte, car c’est grâce au texte marquézien que nous reconnaissons les lamantins comme les responsables de l’étonnement de Colomb face à l’absence de beauté d’un groupe de sirènes. La cause présentée par l’hypertexte donne une toute autre explication que celle présentée par l’hypotexte, où il s’agissait juste de sirènes peu gracieuses. L’hypertexte exerce donc une transformation sémantique759 sur son hypotexte en changeant son mobile et en « excusant » presque la confusion de Colomb, dans la mesure où il devient très difficile de différencier des mammifères aquatiques à tête et à poitrine de femme, de ces femmes à moitié poisson. Cette transmotivation donne finalement à l’hypertexte le statut de prédécesseur de son hypotexte tout en racontant sa ‘vraie’ histoire760 et en le rendant presque vulnérable et dépendant, car c’est finalement le premier qui réussit à présenter les causes jusque-là méconnues par la tradition. On a beau savoir qu’avec le Diario de a

bordo de Colomb, « no sólo se ve nacer en él al Nuevo Mundo. Es, además, la primera

página de la literatura hispanoamericana761 » – d’après Germán Arciniegas dans sa

Biografía del Caribe –, l’Auteur Modèle marquézien se voit tout de même dans la

nécessité de le transformer pour expliquer certains de ses épisodes. Ce n’est donc plus la source qui influence son hypertexte, mais bien l’hypertexte qui modifie sa source.

758 Ibid., p. 498.

759 Ibid., p. 457.

760 SAMOYAULT Tiphaine, L’intertextualité, mémoire de la littérature, Paris, Armand Colin, 2014, p. 89.

I, B. Les Chroniques des Indes dans Cien años de soledad

138

Pour l’instant, nous trouvons une certaine cohérence entre la posture de García Márquez, qui considère la réalité de l’Amérique latine comme la base première de son œuvre – « No hay en mis novelas una línea que no esté basada en la realidad762 » –, et le traitement hypertextuel qu’il réserve au texte de Colomb. Il utilise, en effet, la réalité latino-américaine comme point de départ pour expliquer cette Bibliothèque à laquelle appartiennent les Chroniques des Indes. Une intention transformatrice qui porte non sur les événements racontés par ce corpus colonial, mais sur leur signification763, puisque, finalement, ce n’est pas le Nouveau Monde qui manque d’éléments extraordinaires et légendaires dans sa réalité, c’est plutôt l’homme occidental qui est incapable de percevoir d’autres formes, soucieux qu’il est de transposer ses propres modèles à un contexte totalement différent.

b. L’hypertexte marquézien en quête d’autonomie

La deuxième évocation des lamantins dans l’œuvre marquézienne intervient dans

El otoño del patriarca, où l’Auteur Modèle met en avant cette impossibilité de continuer à

prendre ces mammifères pour des sirènes avec l’argument qu’ils appartiendraient à un tout autre registre. En effet, dans la seule référence aux lamantins, le narrateur parle de « las parejas de manatíes engañadas con la ilusión de engendrar sirenas entre los lirios tenebrosos de los espejos de luna del camarote presidencial764 ». À partir de là, chaque fois qu’il sera question de ces animaux du fleuve Magdalena, l’Auteur Modèle viendra puiser dans le premier hypertexte issu des chroniques de Colomb. C'est-à-dire que l’hypertexte présent dans Cien años de soledad fera fonction d’hypotexte pour créer une « autotextualité » marquézienne. Néanmoins, il faut reconnaître l’importance de l’hypotexte « colombino » comme point de départ dans le développement de cette « intratextualité », car pour réussir à construire ses propres hypertextes, il a fallu partir d’un modèle, condition première de la constitution de soi en modèle765.

Résumons : la première étape a été l’utilisation d’une image de la Bibliothèque dotée d’une expressivité forte et stable766, capable de signifier à elle seule tout un ensemble imaginaire, comme c’est le cas de la légende des sirènes. Ensuite, à travers une

transformation parodique, García Márquez restitue quelques éléments absents, mais

762 GARCÍA MÁRQUEZ Gabriel et APULEYO MENDOZA Plinio, El olor de la guayaba, op. cit., p. 47.

763 GENETTE Gérard, Palimpsestes, La littérature au second degré, op. cit., p. 450.

764 GARCÍA MÁRQUEZ Gabriel, El otoño del patriarca, op. cit., p. 265-266.

765 SAMOYAULT Tiphaine, L’intertextualité, mémoire de la littérature, op. cit., p. 98.

I, B. Les Chroniques des Indes dans Cien años de soledad

139

suggérés par l’hypotexte, et en même temps il effectue une série de substitutions en se servant des composantes nouvelles, qui vont justement gagner en expressivité grâce à la prise de contact avec l’hypotexte : les lamantins remplaceront les sirènes et « las tetas » la beauté. Ces nouveaux éléments prennent donc la place des anciens dans une nouvelle version qui actualise la précédente et qui est désormais acceptée par le lecteur. Il ne s’agit plus de signaler l’existence d’êtres légendaires dans le Monde, mais de doter les êtres déjà existants d’une force légendaire.

Nous pouvons en somme parler d’une « autotextualité » marquézienne à partir du moment où les éléments intégrés précédemment à l’hypotexte – lamantins et « tetas » – sont isolés et abandonnés pour devenir autonomes, car chargés en signification. C’est par conséquent dans un seul roman, El amor en los tiempos del cólera, que cette « autotextualité » trouvera sa place, à six reprises. Dans le roman, il est question d’une évocation presque obsédante de la présence réelle ou imaginaire des lamantins, lesquels sont décrits comme « manatíes que amamantaban sus crías con sus grandes tetas maternales y sorprendían a los pasajeros con sus llantos de mujer767 », « manatíes de grandes tetas de madres que amamantaban a sus crías y lloraban con voces de mujer desolada en los playones768 » et « los llantos de sirenas de los manatíes en los playones769 ». L’intégration d’« el llanto » comme nouvel élément dans la caractérisation des lamantins attire l’attention : il constitue désormais l’attribut majeur qui remplace définitivement celui de « las tetas ». Il n’est plus question de séduire des marins égarés, le contexte narratif n’étant plus tout à fait le même : dans le premier chapitre de Cien años de

soledad, nous sommes témoins de la genèse d’un monde que l’homme doit explorer et

apprivoiser dans l’intérêt de sa survie ; dans El amor en los tiempos del cólera, cet espace est en décadence et les lamantins deviennent des victimes directes d’une surexploitation des ressources naturelles et, par conséquent, ils se font de plus en plus rares. Il n’y aura plus d’occasion de tromper les hommes crédules et assoiffés de légende ; ces derniers sont devenus les destructeurs d’un espace qu’ils ne respectent guère.

Mais cette introduction d’« el llanto », que l’on associe directement aux légendaires sirènes – « los llantos de sirenas de los manatíes » –, évoque sans conteste l’apparition d’un nouvel hypotexte. C’est l’épisode familier des sirènes du chant XII de l’Odyssé d’Homère qui fait ici son apparition sous la forme d’un hypertexte, résultat d’une

767 GARCÍA MÁRQUEZ Gabriel, El amor en los tiempos del cólera, Barcelona, Debolsillo, 2012, p. 206.

768 Ibid., p. 471.

I, B. Les Chroniques des Indes dans Cien años de soledad

140

réduction par excision770 ainsi que de la substitution de l’un de ses éléments essentiels, puisque le chant est désormais remplacé par les pleurs. L’attribut majeur des lamantins n’est plus d’ordre physique mais sonore, lequel ne sera plus une source de plaisir, mais de douleur et de compassion. Le choix d’introduire ce nouvel hypotexte intégré aussi à l’hypotexte de Colomb – toujours présent dans l’association lamantins/sirènes – suggère tout d’abord une contamination771 ou un mélange de ces deux hypotextes qui arrivent même à se confondre. Il se pourrait que cette fusion des deux sources soit le produit d’une stratégie voulue et réfléchie, mais il y a des éléments qui nous font penser à une impossibilité de la part de l’Auteur Modèle de distinguer chacun de ces deux textes. En effet, pour celui-ci les créatures mi-femmes mi-poissons qui troublent par leur beauté et qui sont issues d’une tradition médiévale et scandinave, sont les mêmes qui séduisent les navigateurs avec leurs voix magiques, sans tenir compte du fait que le chant est une caractéristique propre aux sirènes de la mythologie grecque dont l’apparence physique diffère complètement ; ici, il est plutôt question de créatures femmes mi-oiseaux. Dans la production journalistique, nous trouvons déjà une référence à ces créatures, présentées comme des êtres mi-femmes mi-poissons pouvant « sentarse a cantarle a los navegantes772 ».

En résumé, ce qu’il est nécessaire de remarquer, c’est la nécessité qu’a l’Auteur Modèle de faire à nouveau appel à la Bibliothèque pour renforcer les éléments de son « autotextualité ». Comme si l’hypertexte pouvait ne pas suffire, le narrateur a recours à des procédés d’insistance, par exemple la répétition773 ou l’accumulation d’hypotextes qui marchent encore comme une sorte de tremplin, pour réactualiser la signification de l’élément représenté. Il faut donc reconnaître que l’« autotextualité » ne garantit pas une totale indépendance envers la Bibliothèque, car quel que soit le type de renouvellement de l’hypertexte, « il n’est jamais si total qu’on ne puisse reconnaître l’hypotexte primitif, le reconstituer, et l’opposer par la pensée à la nouvelle variante qu’en offre le texte774 ». Et cela arrive justement parce que l’« autotextualité » marquézienne n’a jamais cherché à s’affranchir entièrement de ces hypotextes ; elle a plutôt entrepris une approche de plus en plus étroite avec cette Bibliothèque qui n’est pas perçue comme un modèle à contester, mais à imiter.

770 GENETTE Gérard, Palimpsestes, La littérature au second degré, op. cit., p. 323.

771 Ibid., p. 370.

772 GARCÍA MÁRQUEZ Gabriel, « La sirena escamada », in Obra periodística 1: Textos costeños

(1948-1952), op. cit., p. 385-386.

773 RIFFATERRE Michael, Essais de stylistique structurale, op. cit., p. 177.

I, B. Les Chroniques des Indes dans Cien años de soledad

141

c. L’imaginaire européen au service d’une légende caribéenne

C’est le constat auquel nous arrivons quand nous évoquons la toute dernière représentation des lamantins dans l’œuvre de García Márquez : « Dios había hecho un manatí y lo había puesto en el playón de Tamalameque sólo para que la despertara [à Fermina Daza]. El capitán lo oyó, hizo derivar el buque, y vieron por fin a la matrona enorme amamantando a su cría en los brazos775 ». Pas de grandes différences entre cette rencontre et celle décrite dans les chroniques de Colomb. Dans les deux cas, les animaux sont pris pour des créatures à caractère légendaire. Il y a donc eu une évolution dans la représentation des lamantins qui vise un anthropomorphisme de plus en plus prégnant puisque les mammifères du texte marquézien commencent par usurper l’identité des sirènes pour devenir des femmes à part entière, lesquelles sont reconnues comme telles par les personnages du roman. Il a fallu renforcer les caractéristiques humaines attribuées depuis le début pour donner le résultat final de la renaissance sur le sol américain d’une créature légendaire ayant sa propre caractérisation, qui la différencie tout de même des