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D’abord il est parfaitement exact que, de l’extérieur et peut-être même phénoménologiquement « de l’intérieur », il est très difficile, voire impossible, de dirimer la question : cet acte a-t-il été produit par une vertu acquise ou par une vertu morale infuse ? La raison en est fort simple : toutes deux ont la même

matière : « … quamvis sit idem actus virtutis acquisitae et infusae materialiter,… »92

.

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« [Les vertus morales infuses] complètent et doublent sur toute la ligne les vertus acquises » (R.BERNARD, Vertu, t.2, p. 450).

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De habitibus in communi. In I-II Summae theologiae divi Thomae expositio (QQ. XLIX- LIV), t.2, Madrid, 1973, p. 307. Saint Thomas semble lui donner raison puisqu’il dit : « Comme la loi divine est une règle supérieure, elle s'étend par là à plus de choses [ad plura], de sorte que tout ce qui est réglé par la raison humaine, l'est aussi par la Loi divine, mais non pas réciproquement » (I-II q.63 a.2).

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Mais ce n’est pas l’aspect phénoménologique qui nous intéresse, c’est celui de la réalité ontologique parce que seule dirimante. Puisque la faculté, principe médiat d’action, est la même dans les deux cas et que l’action matériellement est aussi la même, c’est sa formalité donnée par la règle (ou fin) - surnaturelle ou purement naturelle ― qui spécifiera l’objet formellement. Saint Thomas, après avoir traité de l’existence des vertus morales infuses, pose immédiatement celle de leur différence d’avec les vertus acquises:

III Sent. d.33 q.1 a.2 qa.4 :

Les vertus acquises et les vertus infuses diffèrent l’une de l’autre spécifiquement, la force [infuse] de la force [acquise], la tempérance de la tempérance, etc… La raison en est que dans les opérations les fins sont des principes. Si une science ne pouvait être réduite à des principes naturels connus, alors elle ne serait pas de la même espèce que les autres sciences [naturelles] ni ne pourrait être dite science de manière univoque. Puisque les fins des vertus infuses ne préexistent dans les germes des vertus naturelles mais excèdent la nature humaine, il s’en suit que les vertus infuses diffèrent des vertus acquises de manière spécifique, celles-ci découlant des germes naturels. Aussi les vertus acquises et infuses perfectionnent-elles l’homme selon une autre vie, les acquises selon la vie civile, les infuses dans la vie spirituelle qui provient de la grâce et par laquelle l’homme vertueux est membre

de l’Eglise.93

I-II q.63 a.4 :

D'une autre façon, les habitus se distinguent spécifiquement, d'après le but auquel ils sont ordonnés. La santé de l'homme n'est pas de même espèce que celle du cheval, à cause de la diversité des natures auxquelles elles sont ordonnées. De la même manière, le Philosophe dit que les vertus des citoyens sont différentes suivant qu'elles s'adaptent bien aux différents régimes civiques. C'est précisément de cette façon aussi que les vertus morales infuses diffèrent spécifiquement des autres. Par les premières, les hommes sont bien ordonnés à être « concitoyens des saints et membres de la famille de Dieu » ( Ep 2,9 ) ; par les autres vertus acquises, l'homme est bien ordonné aux affaires

humaines.94

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Ad quartam quaestionem dicendum, quod virtutes acquisitae et infusae differunt specie, scilicet fortitudo a fortitudine, et temperantia a temperantia, et sic de aliis: quia, ut dictum est, fines sunt sicut principia in operativis. Si autem esset aliqua scientia quae non posset reduci ad principia naturaliter cognita, non esset ejusdem speciei cum aliis scientiis, nec univoce scientia diceretur. Unde cum fines virtutum infusarum non praeexistant in seminariis naturalibus virtutum, sed naturam humanam excedant; oportet quod virtutes infusae a virtutibus acquisitis, quae ab illis seminariis procedunt, differant specie. Unde et in alia vita hominem perficiunt, acquisitae quidem in vita civili, infusae in vita spirituali, quae est ex gratia, secundum quam homo virtuosus est membrum Ecclesiae.

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Alio modo habitus distinguuntur specie secundum ea ad quae ordinantur, non enim est eadem specie sanitas hominis et equi, propter diversas naturas ad quas ordinantur. Et eodem modo dicit philosophus, in III Polit., quod diversae sunt virtutes civium, secundum quod bene se habent ad diversas politias. Et per hunc etiam modum differunt specie virtutes

De virt. q.1 a.10 ad 8um :

La tempérance infuse et la tempérance acquise ont en commun la même matière, le plaisir du toucher. Elles diffèrent par contre quant à la forme de l’effet ou de l’acte. Bien que toutes deux cherchent le milieu [de la vertu], le milieu exigé par la tempérance infuse n’est pas selon la même règle que pour la tempérance acquise. En effet, la tempérance infuse recherche le milieu selon les règles des lois divines reçues de leur ordre à la fin ultime, alors que la tempérance acquise reçoit son milieu de règles inférieures, selon l’ordre au bien

de la vie présente.95

En bien d’autres endroits saint Thomas se contente de répondre aux objections qui arguent que les vertus acquises et morales infuses ont la même matière par la

même réponse : elles n’ont pas la même raison formelle96. Et parce que cet objet

formel est surnaturel, la vertu qu’il spécifie doit lui être proportionnée, c'est-à-dire

adaptée à la fin surnaturelle97.

On trouve une confirmation implicite de cette nécessaire distinction dans le fait que, selon saint Thomas, les vertus cardinales demeurent aux Cieux, dans la Patrie

céleste98

, mais, il est vrai, différemment pour les vertus morales infuses que pour les naturelles. Le chrétien (en état de grâce) sur cette terre, déjà citoyen du Ciel (Eph 2, 19), et le bienheureux dans la Patrie, sont régis par les mêmes principes, par la même Règle, nous dit-il. Aussi, s’il est vrai, d’une part que la vertu cardinale naturelle n’a plus à s’exercer au ciel puisque les facultés sont parfaitement ordonnées et, d’autre part, que l’acte de la vertu cardinale infuse au ciel et sur terre est différente, là reposant parce que la faculté est ordonnée, ici ordonnant parce que la faculté est encore désordonnée, la vertu morale infuse et surnaturelle reste la même quant à l’espèce puisque la mesure est identique dans l’un et l’autre cas.

Il est évident que les vertus acquises – dont parlent les philosophes – n’ordonnent qu’à la perfection de l’homme pour la vie civile et non pas à la morales infusae, per quas homines bene se habent in ordine ad hoc quod sint cives sanctorum et domestici Dei; et aliae virtutes acquisitae, secundum quas homo se bene habet in ordine ad res humanas.

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Ad octavum dicendum, quod temperantia infusa et acquisita conveniunt in materia, utraque enim est circa delectabilia tactus; sed non conveniunt in forma effectus vel actus: licet enim utraque quaerat medium, tamen alia ratione requirit medium temperantia infusa quam temperantia acquisita. Nam temperantia infusa exquirit medium secundum rationes legis divinae, quae accipiuntur ex ordine ad ultimum finem; temperantia autem acquisita accipit medium secundum inferiores rationes, in ordine ad bonum praesentis vitae (cf. I-II q. q.63 a.4 ad 2um).

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IV Sent. d.50 q.1 a.2 ad 4um ; De virt. q.1 a.10 add 7um-13um; I-II q.63 a.4 ad 2um,…

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I-II q.51 a.4.

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gloire céleste qui la suit. C’est la raison pour laquelle, nous dit saint Augustin citant Cicéron, les philosophes estimaient que de telles vertus ne restaient pas au ciel. Les vertus cardinales qui sont gratuites et infuses, par contre, perfectionnent l’homme en cette vie présente mais dans l’ordre à la gloire céleste. Aussi est-il nécessaire de dire qu’un tel habitus est le même ici-bas et dans l’au-delà. Néanmoins leurs actes sont différents. Alors qu’ici-bas les actes contribuent à tendre vers la fin ultime, dans l’au-delà ils contribuent au

repos dans la fin ultime possédée.99

Saint Thomas, à l’occasion de cette question, ne se contente pas de dire que la mesure surnaturelle est autre que la naturelle, que la Règle surnaturelle est supérieur à la règle naturelle, en raison de leurs fins diverses, mais il nous donne ce qu’est cette mesure surnaturelle.

La force divine est son immobilité, la tempérance sera la conversion de son esprit divin à lui-même, la prudence est l’esprit divin lui-même, la justice de

Dieu sa loi éternelle.100

L’ad secundum précise la source ultime : c’est Dieu lui-même101

:

Les vertus cardinales concernent les moyens qui sont ordonnés à la fin, non pas qu’en eux serait leur terme ultime, comme le terme ultime du navire est de naviguer, mais en tant que par eux ils ordonnent à la fin ultime. Ainsi la tempérance gratuite (c'est-à-dire surnaturelle) n’a pas pour fin ultime de régler

les concupiscences du toucher mais elle le fait par similitude du Ciel.102

A contrario les vertus acquises n’ont, au ciel, plus de raison d’être actuées :

Dans ces vertus il y a quelque chose de formel, et quelque chose qui tient lieu de matière. Leur côté matériel, c'est le penchant des appétits vers les passions ou vers les opérations, selon une certaine mesure. Mais puisque cette mesure

99

Manifestum est autem quod virtutes acquisitae, de quibus locuti sunt philosophi, ordinantur tantum ad perficiendum homines in vita civili, non secundum quod ordinantur ad caelestem gloriam consequendam. Et ideo posuerunt, quod huiusmodi virtutes non manent post hanc vitam, sicut de Tullio Augustinus narrat. Sed virtutes cardinales, secundum quod sunt gratuitae et infusae, prout de eis nunc loquimur, perficiunt hominem in vita praesenti in ordine ad caelestem gloriam. Et ideo necesse est dicere, quod sit idem habitus harum virtutum hic et ibi; sed quod actus sunt differentes: nam hic habent actus qui competunt tendentibus in finem ultimum; illic autem habent actus qui competunt iam in fine ultimo quiescentibus (De virt. q.5 a.4).

100

Fortitudo divina est eius immobilitas; temperantia erit conversio mentis divinae ad seipsam; prudentia autem est ipsa mens divina; iustitia autem Dei ipsa lex eius perennis (De virt. q.5 [= De virt. cardinalibus] a.4 ; cf. I-II q.61 a.5).

101

Parlant de la vertu de justice au ciel R.CESSARIO commente : « The infused virtue of justice contributes to the realization of eschatological fulfillement » (The moral virtues and theological ethics, Notre Dame, IN, 1990, p. 115).

102

Virtutes cardinales sunt circa ea quae sunt ad finem, non quasi in his sit ultimus eorum terminus, sicut ultimus terminus navis est navigatio; sed in quantum, per ea quae sunt ad finem, habent ordinem ad finem ultimum; sicut temperantia gratuita non habet pro finali ultimo moderari concupiscentias tactus, sed hoc facit propter similitudinem caelestem (De virt. q.5 a.4 ad 2um).

est déterminée par la raison, il s'ensuit que, dans toutes les vertus, le formel est l'ordre même de la raison. Il faut affirmer que ces vertus morales ne demeurent pas dans la vie future quant à ce qu'elles ont de matériel. Car les convoitises et les plaisirs relatifs à la nourriture et aux activités sexuelles n'auront pas place dans la vie future ; ni non plus les craintes et les audaces relatives aux périls de mort ; ni non plus les distributions et les échanges appelés par la pratique de la vie présente. Mais quant à ce qu'elles ont de formel, ces vertus subsisteront après cette vie chez les bienheureux à leur plus haut degré de perfection; c'est-à-dire que la raison de chacun sera dans la plus grande rectitude selon son état, et que l'appétit sera mû entièrement selon

l'ordre de la raison pour tout ce qui ressortit à cet état.103

La solution à cette controverse entre vertus acquises et vertus infuses n’est, on l’a compris, que le résultat de l’application de l’analyse de la nature de l’habitus qu’on a vue au paragraphe précédent. A l’aide du trinôme faculté, nature/surnature et objet formel toute difficulté tombe, chaque inclination trouve son principe et sa fin104

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