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2. État de la recherche : le kaléidoscope de la vulnérabilité

4.4. Les traces de vulnérabilité dans la forme des œuvres

4.4.5. Silences musicaux

Dans une interview, Veteranyi aborde le sujet de la mise en espace du texte de la Polenta, qui concerne tout aussi bien celui du Regal:

Et j’ai remarqué que l’histoire telle que je l’ai racontée avait besoin de beaucoup d’espace. […] Une phrase prend parfois une page entière. […] Je crois que l’histoire ne fonctionnerait pas sans espacements parce qu’elle est racontée certainement autant de manière visible qu’invisible.

[Und ich habe bemerkt so wie ich diese Geschichte erzählt habe, braucht sie sehr viel Raum. […] Ein Satz braucht manchmal eine ganze Seite. […] Ich glaube die Geschichte würde nicht funktionieren hintereinander, weil es ist mindestens so viel sichtbar wie unsichtbar erzählt.70]

Selon Veteranyi, la signification de l’œuvre serait tout autant portée par sa forme que par son contenu. Néanmoins, les nouveautés typographiques ne transportent certes pas moins d’ambivalences en ce qu’elles peuvent revêtir diverses significations. Dans tous les cas, elles témoignent d’une appréhension du monde qui n’est pas passée par l’intermédiaire des livres comme chez les personnes qui fréquentent les institutions scolaires : « À l’école, le monde entier est dans des livres. Quand ma mère aura écrit l’histoire de notre vie, les enfants l’apprendront aussi chez mademoiselle Nägeli. » (2004, p.105) [« In der Schule steht die ganze Welt in Büchern. Wenn meine Mutter unsere Lebensgeschichte schreibt, werden die Kinder das bei Fräulein Nägeli auch lernen. » (1999, p.99)] Le monde appris par l’intermédiaire de livres dans les écoles fait contrepoids au monde du cirque dans lequel Veteranyi grandit où il n’est pas nécessaire d’aller à l’école pour apprendre un métier: « Un métier, mais nous en avons déjà un

depuis que nous sommes au monde, nous sommes des artistes de cirque! » (2004, p.117) [« Wir haben schon, seit wir auf der Welt sind, einen Beruf, wir sind Zirkusartisten! » (1999, p.111)]

À l’inverse du texte qui a pour mission fondamentale la transmission de sens par la création d’un ensemble cohérent et qui raconte l’histoire de manière visible (« sichtbar »), les espaces blanches enrichissent le raconté de manière invisible (« unsichtbar », voir Annexe 1, p.118) : « J’aime les intervalles, je propose un passage au lecteur, qu’il peut lui-même compléter. » [« Ich liebe Zwischenräume, ich biete dem Leser einen Teil, den er selber ergänzen kann. 71»] L’intérêt du terme allemand « Zwischenräume » réside dans la pluralité de ses significations. Il évoque à la fois un intervalle spatial ou temporel, et il réfère, dans une perspective plus directement liée à l’écriture littéraire, à la notion d’interligne. En somme, Veteranyi propose des pauses dont le lectorat détermine la durée, et qui rappellent la communication orale où les silences sont une composante linguistique synonyme de la spontanéité de l’expression, utilisés lorsque les mots justes ne viennent pas à l’esprit, utilisés pour mettre un énoncé en valeur ou pour laisser place à une émotion. La dimension visuelle du roman, communément appelée mise en page, prend la forme d’une véritable topographie typographique où les différents fragments s’assemblent et dialoguent précisément grâce à leur organisation spatiale plutôt qu’à travers les liens logiques proposés à l’intérieur même du contenu énoncé.

Par l’idée que « l’histoire ne fonctionnerait pas sans espacements », Veteranyi évoque les nombreux sauts et retours à la ligne que contiennent ses écrits, qui créent un genre de partition littéraire instaurant un rythme musical porteur de sens au même titre que les mots eux- mêmes. Plus l’espace vide est grand, plus la phrase qui le précède est mise en valeur. Néanmoins, il est peu probable que les différentes longueurs d’espace influencent réellement la durée de la pause prise par la personne lectrice : c’est lorsque les textes sont performés ou lus à voix haute que la typographie prend tout son sens et devient une sorte de didascalie ou d’indication de jeu donnée par l’autrice.

C’est là, dans ce mutisme momentané créé par les silences, que semble s’exprimer une partie importante du raconté : « Chaque histoire a son propre silence. » [« Jede Geschichte hat

71 Aglaja Veteranyi. Interview avec Sacha Verna. «Vom Zirkuskind zur Jungautorin». Anabelle, septembre 1999.

ihr eigenes Schweigen. » (2018a, p.66)] Paradoxalement, Veteranyi accorde à ces pauses une identité et une valeur intrinsèque pour la communication, indépendamment de leur mise en relation avec le texte qui les précède et qui les suit: « J’ai l’impression qu’il faudrait que je me taise à voix haute pour que l’on me comprenne » [« Mir ist, als müsste ich laut schweigen, damit man mich versteht. » (2018a, p.58)]

Toutes les techniques de narration précédemment observées indiquent que les mots ne suffisent plus à exprimer l’indicible d’un passé plurilingue et marginal, ou à tout le moins qu’ils ne parviennent pas à exprimer Veteranyi, indépendamment de son historique linguistique. De ce fait, ces méthodes réaffirment la vulnérabilité du parcours de l’autrice en même temps qu’elles la problématisent : qu’il y ait vulnérabilité ou non dans le cheminement linguistique de l’artiste, il se peut que le besoin soit là de parfaire, d’enrichir ou de réformer l’expression écrite dans sa forme simple, afin qu’elle parvienne enfin à incarner diverses réalités langagières et à rendre compte de leurs particularités qui tendent à être assumées plus facilement à l’oral, et à être effacées à l’écrit. Or, l’utilisation de majuscules ou la réhabilitation des espaces blanches comme signes de ponctuation ne sert pas expressément à pallier une expression écrite qui serait lacunaire, mais elle sert à pallier les manques même du langage qui reste trop souvent embourbé dans les codes l’empêchant de prendre des formes plus individualisées; en l’occurrence plus aptes à exprimer des réalités dites marginales. C’est le caractère problématique des systèmes de communication écrite que ces techniques réaffirment; le fait que la personne autrice soit forcée de restreindre sa propre expression, dont la richesse provient justement de sa complexité, à un système linguistique balisé pour parvenir à être publiée, à être lue, à être comprise.

Néanmoins, il arrive que le travail de mise en forme lui-même – qui semble jusqu’alors avoir été la solution – soit lui aussi inapte à offrir les outils nécessaires à l’expression de Veteranyi : « Il faudrait qu’on se déchire pour vraiment comprendre. » [« Man müsste sich auseinanderreissen, um wirklich zu verstehen. » (2018a, p.61)] Le terme « déchirer » suggère l’ouverture du corps par sa mise en lambeaux, pour « comprendre » cet indicible qui reste caché sous l’enveloppe corporelle dans laquelle se trouve une partie du contenu qui reste inexprimée par la langue. Dans l’imaginaire métaphorique veteranyien, la peau réfère aux mots; au langage; à la couche superficielle du raconté : « Les mots sont la peau d’une histoire. » [« Die Wörter sind die Haut einer Geschichte. » (2018a, p.67)] En allemand, le mot « Haut » renvoie à

monde intérieur, dont les mots ne font que tracer le contour. Une fois de plus, il semble que le raconté soit autant visible qu’invisible. De ce fait, Veteranyi réaffirme l’importante part d’incommunicabilité qui reste cachée sous toute forme d’expression, qu’elle soit linguistique, alinguistique ou culinaire. Elle confirme l’importance de ce que Tiffany Page (2017) problématise : porter une attention particulière à ce qui ne peut pas être dit ou vu.