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Une écriture au service de la rhétorique

3.1 Un silence qui en dit long :

3.1 Un silence qui en dit long :

Etudier le thème du silence dans les romans de Dostoïevski relève a priori du paradoxe puisque le silence, dans son sens originel, est l’état de la personne qui s’abstient de parler alors que l’écrivain russe est réputé pour avoir l’art de faire parler les personnages, c’est « le Maître » de la polyphonie.

Le lecteur ne s’attend pas à trouver des « plages » de silence et pourtant l’auteur nous en offre, il nous suggère « des espaces vides » qui portent à la méditation.

Encore faut-il dire que le silence dans ses textes est aussi engageant qu’angoissant. Il nous engage dans une profonde réflexion, dans des questionnements et parfois même des conclusions mais il a aussi la force de nous angoisser lorsque nous n’arrivons pas à expliquer ces espaces vides dans lesquels nous nous perdons soit par perte de repères soit par manque de sens.

Pour aborder le thème du silence dans le présent travail, nous nous sommes inspiré de l’analyse de Véronique Labeille178

qui répertorie dans son article les différents lieux du silence dans le texte à savoir : un silence non-verbal, un silence discursif et un « silence du sublime ».

Le silence non-verbal qui représente le vide alors que le texte foisonne de mots est un prolongement de la parole ; il laisse au lecteur la possibilité de deviner, d’imaginer, d’interpréter. C’est un silence prégnant autant dans « Les Démons » que dans « Le Double ».

« (…), tout se taisait, tout attendait ; un peu plus loin, ça s’était mis à chuchoter ; un peu plus près, ça éclatait de rire. »179

Dans cet extrait, l’auteur utilise l’adverbe « tout » avec le verbe « se taire », ce qui laisse à supposer que le silence règne alors qu’en réalité, la salle est pleine de monde et le silence suggéré par l’expression « tout se taisait » met en valeur le chuchotement et les éclats de rires, il montre à quel point Monsieur Goliadkine était dans l’embarras.

178

Véronique LABEILLE, « Le silence dans le roman : un élément de monstration », paru dans Loxias, Loxias 18, mis en ligne le 4 septembre 2007, consulté le 21 décembre 2015.

URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html ?id=1883

179

Figurations de la folie chez Fédor Dostoïevski et Rachid Boudjedra

C’est le silence qui permet à l’assistance de le remarquer et de le scruter comme dans le passage suivant :

« Le trouble était affreux ; tout posait des questions, tout criait, tout argumentait. L’orchestre se tut. Notre héros tournoyait dans son cercle et, machinalement, souriant en partie, marmonnait quelque chose dans sa barbe… »180

Lorsque nous lisons l’expression « L’orchestre se tut » qui est une proposition indépendante placée entre les deux phrases « tout posait des questions, tout criait, tout argumentait » et « Notre héros tournoyait dans son cercle … », nous nous représentons le réel malaise dans la salle181 : l’orchestre devant, théoriquement animer la soirée et couvrir les échanges et les bavardages est interrompu, mais cela ne veut pas dire que le silence règne ; au contraire, ceci met le doigt sur les cris, les questions posées, l’argumentation mais aussi et surtout sur les gestes du héros de l’histoire, son comportement, autrement dit un silence révélant la grande animation dans la salle. Plus loin dans le récit, l’auteur déclare : « A la minute présente, il n’entendait rien de ce qui l’entourait. »182, alors qu’en fait, à cet instant précis, il était entouré d’un grand nombre de personnes qui parlaient et le regardaient ; en fait ce silence est un choix fait par le héros afin de se préserver de « ce qui l’entourait »183 ; dans ce cas précis, c’est une échappatoire, un refuge sensoriel.

Dans le même sillage, dans « Les Démons », alors que le narrateur discute avec Stépane Trofimovitch, il décide de contourner les propos de ce dernier qui avance des vérités sur Lipoutine. Le dialogue continue mais le narrateur s’abstient de dire quoi que ce soit sur le personnage ni même de commenter les paroles de son interlocuteur :

« Je gardai le silence, mais ces paroles portaient d’énormes sous-entendus. Après cela, cinq jours durant, nous n’avons plus dit un mot sur Lipoutine ; mais je voyais clairement que Stépane Trofimovitch regrettait amèrement d’avoir révélé de tels soupçons devant moi, et de s’être trahi. » 184

180

Ibid, p.71

181

Le trouble affreux dont parle le narrateur est l’incident commis par Monsieur Goliadkine : Lorsqu’il dansait, il a failli renverser deux vieilles dames.

182

Le Double, op.cit, p.75

183

Expression utilisée par l’auteur, p.75 dans « Le Double »

184

Figurations de la folie chez Fédor Dostoïevski et Rachid Boudjedra

Garder le silence dans ce cas signifie taire tout ce qui concerne Lipoutine, refuser de prendre parti avec Stépane Trofimovitch qui n’a pas su contrôler son discours et a donné libre cours à ses pensées. L’indicateur temporel « cinq jours durant » n’indique pas la durée d’un « silence », la durée d’une « absence de mots » mais plutôt celle d’un « oubli volontaire » de quelqu’un qui s’appalle Lipoutine (ne plus dire un mot sur lui). De la même manière, Varvara Pétrovna s’adressant à Stépane Trofimovitch au sujet de son mariage avec Dacha, lui déclare :

« Après, tous les deux, vous pourriez même faire un petit voyage, dès la sortie de l’église, ne serait-ce qu’à Moscou, par exemple. Je partirai avec vous, peut-être…Mais, surtout, pour l’instant, silence. »185

A la fin de l’extrait, le mot « silence » signifie qu’il ne fallait pas faire part de leur projet (le mariage et le voyage de Stépane Trofimovitch et de Dacha) et de le garder secret. Alors que le mot prend un sens complètement différent si nous analysons ce bref passage narratif : « Il parla encore longuement, mais Varvara Pétrovna répondait surtout par le silence. »186 C’est toute l’indifférence de Varvara Pétrovna qui est mise en valeur et son mépris à l’égard de Stépane Trofimovitch.

D’un point de vue discursif, le silence fait partie du discours en effet il se matérialise par les pauses, les métaphores, les interjections, les onomatopées, … autant de procédés qui expriment justement le silence dans le texte. Le silence habite, sur multiples modes, le texte dostoïevskien.

« Finalement, son angoisse toucha au dernier degré de l’agonie. Se jetant sur son ennemi impitoyable, il chercha à crier. Mais son cri s’étouffait sur ses lèvres … »187

Le silence est marqué non seulement par l’absence de parole puisque le cri du personnage s’étouffe sur ses lèvres mais en plus l’auteur met trois points de suspension. Ce signe de la ponctuation introduit la subjectivité de l’auteur ; en effet un point final à la fin de la phrase aurait signifié que Monsieur Goliadkine était tellement angoissé qu’il avait perdu l’usage de la parole mais les trois points laissent insinuer qu’il y a autre

185

Les Démons T I, op.cit, p.136

186

Les Démons TI, op.cit, p.132

187

Figurations de la folie chez Fédor Dostoïevski et Rachid Boudjedra

chose à dire mais qui est tue. C’est comme si l’auteur voulait en dire plus mais qu’il préférait s’arrêter là, laissant le lecteur deviner la suite.

Et c’est justement ce qu’explique Véronique Labeille188

lorsqu’elle cite Van Den Heuvel :

« Non seulement ces vides accordent une nouvelle valeur aux mots environnants, à ces quelques paroles qui restent, mais ils exercent aussi une fonction capitale dans la communication littéraire puisqu’ils appellent l’instance interlocutrice à la collaboration. »189

Cette collaboration dont parle Van Den Heuvel concerne justement le lecteur qui, dans certains passages, au lieu de se poser la question classique « Que veut dire l’auteur ? », se demande plutôt : « Que veut taire l’auteur ? » ; ceci ouvre le dialogue entre l’écrivain et le lecteur et ce dernier est censé parvenir à prolonger la pensée que l’auteur a entreprise.

En est témoin cet extrait du « Double » : « La tirade de Monsieur Goliadkine fut suivie par un silence assez durable et plein de sens. »190 Ce silence qui prolonge la parole est en quelque sorte un art de dire puisqu’il suggère maintes interprétations : ce long silence pourrait signifier que Monsieur Goliadkine était tellement gêné par les regards de son médecin qu’il ne voulut rien dire ; il pourrait aussi exprimer que le héros refusait de donner une explication ou encore qu’il s’était rendu compte que kristian l’avait cerné dans son enfermement et son état de santé. Ainsi, il appartiendra à chaque lecteur de faire l’interprétation qui lui convienne.

Notons suite à cette analyse d’extraits que les mots prennent appui sur le silence pour laisser à penser. Et ceci nous amène à dire que la parole et le silence ne sont pas considérés comme des contraires dans le sens de la dualité et de l’opposition mais ils sont complémentaires. D’ailleurs Max Picard va jusqu’à dire : « La parole est le verso du silence et le silence est le verso de la parole. »191

188

Véronique Labeille, op.cit.

189

Van den Heuvel Pierre, Rhétorique du silence dans l’Amour de Marguerite Duras, French Littérature Series (19), 1992, p.82

190

Le Double, op.cit, p.24

191

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Si nous nous basons sur cette dernière citation, nous pouvons nous permettre de dire par déduction que le silence ne peut être le contraire du langage d’ailleurs il est dans certains cas un langage intérieur. Il est clair que c’est un langage non-verbal mais ça reste un langage intérieur comme dans l’exemple qui suit : « Monsieur Goliadkine tomba dans un mutisme éloquent. »192 Dans cette figure de style (l’oxymore), l’adjectif « éloquent » qualifiant le mot « mutisme » lui donne une telle force et le charge de tellement de sens que nous imaginons en tant que lecteurs tout ce que pourrait se dire au fond de lui-même le héros du Double. Ce mutisme exprime tellement qu’il devient autant ou même plus significatif que les mots.

« Une entreprise qui voudrait mettre en lumière l’importance linguistique de la figure du silence, ne constituerait pas un paradoxe si, au lieu de considérer le silence comme une limite imposée à l’expression, elle le considérait comme la source d’inspiration en vue d’un usage plus profond du langage. »193

Si Dostoïevski donne autant d’importance aux échanges, au langage et aux mots, il est tout à fait évident qu’il valorise le silence. Dans un extrait du Double, il déclare : « Monsieur Goliadkine pour un instant, eut un silence éloquent. »194 Et dans les Démons, il dit :

« Nicolaï Vsevolodovitch, lui, se referma tout de suite dans le mutisme le plus sévère, ce qui, bien-sûr, plut beaucoup plus que s’il avait parlé pendant dix heures.»195

Dans les deux passages, le silence est mis en valeur et se lit par l’utilisation des mots « silence » et « mutisme », lesquels nous avons remarqué sont redondants dans le corpus étudié. C’est dire à quel point le silence est « à l’intérieur même des personnages ».

Et s’il est parfois vécu comme un vide angoissant, n’est-ce pas ce vide, ce silence qui sert à s’interroger ? N’est-ce pas ce silence qui permet à Monsieur Goliadkine, à Stavroguine, à Stépane Trofimovitch, à Chatov,… de prendre conscience d’eux-mêmes ?

192

Le Double, op.cit, p.20

193

Marchetti Adriano, « Ontologie du silence et langage poétique », Revue La Licorne, N°13, 2014

194

Le Double, op.cit, p.25

195

Figurations de la folie chez Fédor Dostoïevski et Rachid Boudjedra

L’art est justement la capacité de faire parler le silence de la langue ; en quelque sorte, le silence appelle à être interprété, à être parlé.

Les silences suggérés dans les textes analysés peuvent aussi être interprétés comme étant des moments d’intimité que l’auteur laisse au lecteur, des moments qui lui permettent de méditer sur l’insaisissable.