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IV. Pratiques rituelles de traditionalistes : construction d’une tradition

1. Le Shabbat

Le Shabbat est le rituel hebdomadaire juif qui marque le septième jour de la semaine, le jour de repos, du coucher du soleil le vendredi soir à celui du samedi. Le passage qui suit montre comment ce rituel transmet la philosophie reconstructionniste et les valeurs de la congrégation. Nous décrirons d’abord le déroulement du rituel, pour ensuite nous concentrer sur le contenu des prières et enfin nous dégagerons ses caractéristiques particulières.

a. Déroulement et participation

Plusieurs éléments distinguent le rituel du Shabbat reconstructionniste du Shabbat traditionnel. D’abord, le rôle du rabbin est beaucoup moins central, si bien que le Shabbat a lieu même s’il est à l’étranger en voyage, en formation dans d’autres congrégations ou dans une yeshiva. Aucun « pouvoir » particulier ne lui est attribué et les membres peuvent exprimer librement une différence d’opinions avec lui s’il fait un D’var Torah. D’ailleurs, plusieurs membres ont les compétences nécessaires pour mener le rituel et sont libres de le faire. Cet aspect participatif est l’un des projets les plus importants du mouvement reconstructionniste. Dans un second temps, la place des femmes est aussi différente. Elles peuvent porter le châle de prière (talit), la kippa, aller à la Bimah et elles ne sont pas séparées des hommes. Elles ont exactement le même rôle et les mêmes droits que les hommes. Ensuite, les membres participent beaucoup plus au rituel. Les prières et les chants sont le plus souvent récités en chœur par l’ensemble des personnes présentes dans la synagogue ou sinon se font sous la forme de couplets auxquels l’auditoire est invité à répondre. Enfin, la dimension communautaire est vivement ressentie. Par exemple, chaque fois que quelqu’un revient de la Bimah, il est accueilli par des embrassades et des félicitations des personnes avec qui il était assis. Au début et à la fin de la cérémonie, les enfants qui préparent leurs Bar Mitzvah entourent le rabbin et chantent avec lui à la Bimah.

L’organisation du déroulement du rituel se fait à l’avance. Les personnes qui vont y participer comme Ba’al Korei, Ba’al Maftir, pour faire l’Haftarah ou encore un D’var

Torah le savent et peuvent s’y préparer assidument. De cette façon, l’enchaînement de personnes à la Bimah est bien organisé et il n’y a pas d’hésitation durant la cérémonie. Les membres qui souhaitent faire une aliyah informent le comité d’administration et le comité de direction. La plupart du temps, les membres qui souhaitent le faire ont quelque chose à souligner comme le décès d’un proche ou un évènement positif (un anniversaire, une remise de diplôme pour un enfant, etc.). Le jour du Shabbat, la lecture de la Torah comprend un total de 7 appelés. Traditionnellement, le/la premier/ère appelé/e est un Cohen et le deuxième appelé un/e Lévi, ce sont les Cohanim, les juifs qui sont de descendance patrilinéaire directe d’Aaron, le frère aîné de Moïse. Ils ont un statut privilégié dans le judaïsme, avec des droits particuliers, comme celui de lire en premier du texte sacré), mais la congrégation n’applique pas cette hiérarchie nominale. Il y a donc bien 7 appelés qui défilent tour à tour pour lire la Torah, mais sans ordre lié à leur nom de famille. S’il y a plus que 7 personnes qui demandent à faire une aliyah, les membres devront négocier entre eux pour déterminer qui la fera, mais c’est extrêmement rare que ça arrive.

Le ou les Ba’al Korei sont également volontaires, mais sont qualifiés pour le faire : ils connaissent la subtilité des chants et des prières juives, qui demandent un grand entraînement et des années d’apprentissage. C’est pourquoi lorsque ce n’est pas le rabbin qui joue ce rôle, il y a généralement « plusieurs » Ba’al Korei qui se succèdent pour qu’ils puissent se pratiquer plus spécifiquement sur une partie de la parasha plutôt que d’apprendre le segment dans sa totalité. S’il n’y a pas de volontaires, le rabbin jouera le rôle du lecteur expérimenté. Il y a également deux personnes qui s’assurent du bon fonctionnement de la cérémonie, les parnass, en allant chercher les personnes appelées à la Bimah au moment opportun, en aidant les personnes âgées à s’assoir ou se lever, en s’assurant que tout le monde a bien les livres de prières, etc. Ils se déplacent à travers la synagogue tout le long de la cérémonie. Pour illustrer la structure du rituel, je vais décrire un Shabbat qui a eu lieu pendant Hannoukka et au cours duquel il y a eu une cérémonie du nom.

La cérémonie du Shabbat commence théoriquement dès qu’il y a un quorum de 10 adultes (ici, des personnes qui ont fait leur Bar ou leur Bat Mitzvah), mais le rabbin attend généralement un peu pour qu’il y ait plus de personnes présentes. Les prières du matin marquent le début du rituel. Elles sont chantées par toute la congrégation et le rabbin, qui est accompagné à la Bimah des enfants qui préparent leurs Bar Mitzvah. Entre 10 h 30 et 10 h 50, le groupe récite différentes prières, dont une prière avec des mouvements physiques (Shabbat Amidah), et lectures de Renew our days – Siddur, en étant guidé dans la procédure par le rabbin, qui précise les pages où chaque prière se trouve et dit quand se lever. À 10 h 50, c’est la Sortie des rouleaux de la Torah (Sifrei Torah) de l’Arche Sainte (Aron Haqodesh), tenue par un homme et une femme (volontaires) qui font le tour de la section gauche et centrale gauche de l’assemblée, suivis du rabbin. Les personnes situées au début de chaque rangée touchent la Torah avec leur talit ou avec leur livre de prières. Tout le monde se tourne toujours en direction des rouleaux.

Vers 11 h, la Cérémonie du nom débute. Le père de la petite fille dont c’est la cérémonie du nom retrouve le rabbin à la Bimah, lit un passage de la Torah, puis est rejoint par son épouse et leurs deux filles. Les parents se répondent alors dans une prière dont ils récitent un verset chacun, le père explique ensuite le choix du prénom, puis le rabbin fait alors la bénédiction du prénom, suivi des parents et enfin des grands-parents. La cérémonie du nom se termine par les félicitations de la famille, le rabbin soulève alors la petite fille dans les airs en s’exclamant « Mazel Tov », ce à quoi l’ensemble de l’assemblée répond en écho sur un ton très festif.

Le rabbin monte ensuite à l’étage, dans la salle réservée aux enfants. Il est alors remplacé à la Bimah par une jeune femme qui va lire les prochaines prières d’Hannoukka à partir des rouleaux de la Torah, aidée par le professeur d’hébreu de la congrégation. Différentes personnes, parfois même des couples ou des familles (où les enfants sont adultes) se succèdent pour lire avec les jeunes femmes. Avant de lire un extrait du

rouleau de la Torah, les lecteurs embrassent un bout leur talit et suivent dans le manuscrit en plaçant le bout de châle qu’ils ont embrassé à la ligne qu’ils doivent lire. Les lectures, chants et prières issues du manuscrit sont en hébreu. La coordination et la succession des appelés sont gérées par deux femmes qui sont placées de part et d’autre de la Bimah. Celle de gauche accueille les appelés, pendant que celle de droite les présente à l’assemblée. Une fois que la section que l’appelé devait réciter ou plutôt chanter est terminée, il passe du côté droit de la Bimah, avec la dame de droite, qui leur indique aussi quand ils peuvent retourner dans l’assemblée. Ce sont les grands-parents maternels du bébé fille qui a eu une cérémonie du nom qui sont les premiers « appelés ». En réalité, après la cérémonie du nom, les parents et les enfants retournent dans l’assemblée alors que les grands-parents restent du côté gauche, récitent un passage avec la jeune femme, puis passent du côté droit lorsque les seconds appelés arrivent. Il y a donc un véritable roulement de personnes à la Bimah. La comptabilisation des 7 appelés est différente; par exemple, un couple ou une famille compte pour un appelé même s’il y a plus d’une personne. Le septième appelé est le Ba’al Maftir et récite le dernier segment de la parasha. Il est suivi par une jeune femme qui monte à la Bimah, seule, pour chanter un passage à partir du rouleau de la Torah vers 12h10. C’est l’Haftarah, durant laquelle l’assemblée suit dans le livre le passage, mais ne chante pas avec elle, bien que certains murmurent les paroles. Vers 12 h 20, les rouleaux de la Torah sont refermés, revêtis de leur velours protecteur et de cônes en argent forgé, puis placés sur deux reposoirs de part et d’autre de la Bimah.

Le rabbin revient pour introduire la prochaine appelée, une femme d’une soixantaine d’années sans kippa et sans talit, avant de lui céder la place. Elle fait une interprétation féministe du segment de la parasha qui vient d’être lue. C’est le D’var Torah. À la fin de sa présentation, elle est applaudie et félicitée de vive voix à travers l’assemblée, suivie d’une courte période de questions et de commentaires de son interprétation par les membres dans l’assemblée. Le rabbin lui succède à la Bimah, avec les enfants pour chanter la prière pour le pays et la prière pour Israël. Tout le monde se lève et récite en chœur la prière. L’ambiance semble très officielle et fière, certains

posant même leur main sur leur cœur dans un mouvement assez patriotique. La Torah est ensuite rangée dans l’Arche Sainte, après être passée par la section droite et centrale droite de l’assemblée. Encore une fois, les personnes situées au début de chaque rangée touchent la Torah avec leur talit ou avec leur livre de prières. Le rabbin demande aux gens qui sont en deuil de se lever, fait la prière des endeuillés puis, accompagné des enfants, récite les prières de clôture de la cérémonie. Il est un peu passé 13 h et le rabbin cède la place à la présidente de la congrégation qui annonce les différentes activités au programme cette semaine et invite tout le monde à descendre dans la salle communautaire pour le Kiddoush. Une grande partie des membres descendent à la salle de réception en discutant entre eux. Le grand buffet est prêt, mais il faut attendre la bénédiction du Kiddoush pour commencer le repas. Des verres de vin déjà remplis sont alors distribués aux adultes et l’ensemble de la congrégation chante la bénédiction prononcée sur un verre de vin casher et sur du pain hallah, prend une gorgée de vin et porte un toast en hébreu, l’chaim! Le repas peut commencer.

Après cette description détaillée du déroulement du rituel, nous pouvons conclure que l’éthique de participation prônée par la congrégation se traduit concrètement lors du Shabbat. Nous avons également pu confirmer que le rabbin ne joue pas le rôle qui lui est traditionnellement attribué dans les autres communautés juives. L’étude du contenu des prières qui sont chantées pendant le rituel nous permet de pousser plus loin cette analyse du rituel reconstructionniste.

b. Les prières

Pendant les rituels, toutes les prières sont chantées sauf la « Prière pour notre pays » et la « Prière pour l’État d’Israël », qui sont récitées. Les trois premières bénédictions de la « Shabbat Amidah » sont également chantées, mais les bénédictions suivantes sont murmurées. En d’autres termes, la grande majorité de la cérémonie se passe en chanson, mais sans accompagnement musical. Comme nous l’avons vu dans la partie 7, l’acte de prier et de méditer est conçu dans la philosophie juive comme devant

être plaisant à l’oreille et suivre le rythme « naturel » des mots. Aussi, lors du service de la Torah, le lecteur expérimenté, le Ba’al Korei, chante selon des règles précises établies au 10e siècle appelées « trop » en yiddish.

Les « trop » sont un ensemble d’accent qui guide le lecteur lorsqu’il chante les textes sacrés. Chaque mot du texte est associé à un accent qui correspond à une phrase musicale. Cette dernière indique la façon dont le mot doit être chanté; les intonations et le rythme associé à la lecture du mot ont été l’objet d’études poussées. C’est pourquoi la lecture de la Torah lors du service du Shabbat demande un apprentissage rigoureux de ces règles. En d’autres termes, la façon dont chaque terme est prononcé a une valeur importante, le chanter différemment change le sens et lui enlève son caractère sacré. Il s’ensuit que tous les membres ne peuvent pas s’improviser Ba’al Korei, s’ils veulent chanter la parasha ils doivent se prêter à l’apprentissage rigoureux de ces techniques. C’est toutefois quelque chose de très valorisé dans la communauté, plusieurs membres connaissent ces techniques et les enseignent volontairement à qui souhaite les apprendre. Frank, le gendre du fondateur de la congrégation, est l’un des principaux professeurs de cette technique depuis qu’il est semi-retraité de son poste de professeur de physique à l’Université Concordia. Dans cette perspective, le mode de transmission du savoir est l’étude et l’apprentissage. Le mouvement reconstructionniste insiste sur la nécessité pour les adultes de toujours s’instruire davantage pour mieux comprendre et se positionner par rapport au judaïsme. De plus, c’est dans la répétition des chants et des prières qu'un tout nouveau degré de lecture et d’épanouissement peut apparaitre, ce qui ne fait qu’encourager davantage les membres à participer et à s’impliquer dans le rituel.

La prédication commence par « Mah Tovu » (Aigen 1996 : 99). Cette prière a d’abord été prononcée par Balaam, un prophète non juif, pour complimenter la qualité de l’organisation des juifs. Cette organisation avait la particularité de respecter l’intégrité de chaque individu, comme aucune entrée de logement ne faisait directement face à une autre entrée, tout en témoignant d’une réelle solidarité communautaire, comme les tentes

étaient disposées en grande proximité. Cette prière débute donc avec ces termes « How good are your tents, Jacob, your dwelling places, Israel ». La cérémonie se poursuit avec « Pesukei De-Zimra » (Aigen 1996 : 117-143), un ensemble de psaumes qui constituent une forme de prélude à la cérémonie du Shabbat (par rapport au moment où la Torah est sortie de l’Arche). Les rabbins avaient pour tradition de prendre près d’une heure de méditation avant de commencer à prier, de manière à se concentrer sur l’Omniprésent. Ce qui était une tradition est devenu une partie formelle du rituel du Shabbat depuis le 13e siècle (Aigen 1996). La congrégation ne chante pas l’ensemble de ces psaumes. La première et la dernière prière sont toujours chantées, mais le choix des autres psaumes varie d’une semaine à l’autre. La prière qui ouvre cette partie du rituel se nomme « Baruck She-Amar » (Aigen 1996 : 117), ce qui signifie « Béni est Celui qui a parlé ». Elle propose une méditation autour du thème de la puissance de la parole divine et du potentiel créateur des mots. La prière de clôture de cette partie du rituel se nomme « Yishtabah », ce qui pourrait être traduit par « Celui qui ravit par les chants de louanges ». L’ensemble de cette section, particulièrement cette dernière prière, met l’accent sur l’importance du chant et de la musique lors de la méditation, qui permettent d’atteindre la concentration idéale (kavanah). De plus, ces chants méditatifs créent une certaine communion entre les membres. Dès le début du rituel, la dimension communautaire est donc savamment instituée.

Le psaume suivant varie d’une semaine à l’autre. Nous avons choisi d’évoquer le psaume 34, « Baruck She-Amar », qui est souvent récité à ce moment de la cérémonie. Il traite de la protection que Dieu offre à ceux qui mènent une vie vertueuse. Ensuite, le psaume 121 est récité. Il est de tradition sépharade et aborde la dimension mystique de la relation avec Dieu par la méditation, qui permet une ascension de l’âme. La célébration se poursuit avec la récitation du psaume 150 qui célèbre l’importance pour tout ce qui respire de chanter Dieu, sa force, sa grandeur et avec tous les instruments de musique. Enfin, le Yistabah est chanté, comme nous l’avons décrit plus haut. L’assemblée se lève alors pour l’appel à la prière et au culte, appelé « Barekhu ». Même si Dieu est présent dans tous ces psaumes, les membres qui ne croient pas en Dieu ne s’en offusquent pas et

cela n’enlève rien à leur expérience rituelle, qui est davantage axée sur l’effervescence collective.

La deuxième partie du rituel commence ensuite, avec les « Shabbat morning service prayers ». Le service du matin du Shabbat, Shaharit, est composé de trois parties : le Shema et ses bénédictions, l’Amidah ou la prière active (debout) et l’office de la Torah. La Shema est considérée comme étant un passage capital de la Torah, englobant la dimension profondément monothéiste du judaïsme. Il est composé de trois passages du Deutéronome/Devarim (5e livre de la Torah) : 6 : 4-9, 11 : 13-21 et nombre 15 : 37-41. Le premier passage (6 : 4-9) est une invitation que tous les juifs se font les uns aux autres (« Hear o Israel ») d’affirmer leur foi et leur fidélité envers le Dieu unique. En récitant ce passage, les membres de la congrégation prennent deux bouts de leurs talits entre leurs doigts et se cachent le visage avec les bouts du talit, leurs mains ou encore avec le Siddur ce qui leur permet de se concentrer sur le recueillement. Il s’agit d’un commandement de Dieu qui leur exige de l’aimer avec tout son cœur, son âme, sa vie et tout ce que l’on possède. Dieu les enjoint à répéter ses paroles à leurs enfants, partout, du matin au soir et surtout de les inscrire sur le cadre des portes de leurs maisons (ce qui correspond à un des passages qui se trouve dans les mezuzot). Là encore, il semble que l’implication du corps dans le rituel et de geste répétitifs par tous les membres accentue le caractère communautaire du rituel.

Le second passage (11 : 13-21), appelé Ve-hayah, aborde les notions de récompense et de punition. Dieu commande aux Juifs de l’aimer et de le servir avec entièreté et sincérité et il leur accordera des pluies saisonnières pour leurs terres et de l’herbe dans les champs pour leurs animaux qu’ils pourront ensuite manger avec satisfaction. Ce passage n’est plus interprété au sens littéral depuis le 12e siècle où Maïmonide a critiqué le lien entre observation d’un commandement (Mitzvot) et les évènements qui ont lieu dans l’histoire et la nature. Le fait d’obéir à un commandement pour obtenir quelque forme de récompense est très fortement critiqué dans le judaïsme,

où la « récompense » est plutôt perçue comme étant dans l’acte en lui-même. Aussi, les changements dans la nature sont plutôt pensés comme étant influencés pas le comportement de l’homme et non comme une action divine. En ce sens, le commandement de respecter l’environnement en interdisant toute forme de destruction ou de gaspillage des produits de la nature est central à ce passage, qui est adressé non plus seulement à l’individu, mais à l’ensemble de la communauté. L’idée est qu’un environnement sain ne peut exister que s’il y a un mode de vie et une civilisation qui le