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Partie 2 : Couverture imparfaite, guerre aseptisée et sans témoins

A. Modalités de traitement par les chaînes de télévision et les grands quotidiens nationau

1. Serval à la télévision

Une guerre sans images...

Pas d'affrontements. Pas de cadavres ou dans une moindre mesure, des combattants djihadistes tués. Pas d'explosions. Seulement quelques séquences montrant les destructions et les impacts de balles et un léger aperçu des répercutions au sol des bombardement français. Mais de la réalité de la guerre, des combats, des victimes collatérales, pas d'illustrations dans les médias.

Contrainte d'illustration et manque de recul

« Zéro image de combat : objectif médiatique atteint pour l'opération Serval ».

Le titre de cet article paru sur le site de Reporters Sans Frontières le 15 février 2013 est éloquent et révélateur de la difficulté de couvrir l'intervention française au Mali. Pour raconter la guerre et à défaut de pouvoir la montrer, les journalistes ont tendance à céder à une forme de communication militaire très visible, consacrant de longs reportages au déploiement, au dispositif, à l'entraînement et au quotidien des soldats, aux destructions engendrées par les frappes françaises, aux édifices criblés d'impacts de balles, aux scènes de joie montrant des habitants accueillant les armées françaises et maliennes à l'entrée des villes comme des libérateurs... « La contrainte

d'illustration substitue la logique du vraisemblable à celle du vrai, de façon plus nette dans le domaine de la politique étrangère que dans les autres domaines »78.

Le piège du direct

« Dans les médias télévisuels, il apparaît une confusion entre le traitement et la construction de l'information qui conduit à l'illusion de maîtriser l'information par la présentation du direct »79. Les directs sont considérés par les chaînes de télévision

comme une « incarnation »80 de l'actualité par leurs reporters. Pour Arnaud Mercier,

la technologie du direct pose la question du recul journalistique par rapport à ce qu'ils diffusent. Le direct, comme gage de vérité se fait parfois au détriment du recoupement et de la vérification de l'information. « Si un journaliste ne voit rien, lui

donner la parole en direct, simplement parce que son média à la possibilité technique de le faire, n'apporte rien »81. Cantonnés à l'arrière, loin de la ligne de front et des

combats, les reporters présents sur le théâtre des événements durant l'opération Serval assurent régulièrement des duplex en direct dans les journaux télévisés. On peut voir de manière récurrente à l'écran, le reporter ou le correspondant seul, intervenant en pleine nuit, sur fond noir, commentant le déroulement des opérations militaires sans avoir pu observer les faits de lui-même et sans que le téléspectateur ne puisse les

78SIMEANT Johanna, « 2. Qu'a-t-on vu quand on ne voyait rien ? Sur quelques aspects de la couverture télévisuelle du

génocide au Rwanda par TF1 et France 2, avril-juin 1994, in Marc Le Pape et al., Crise extrêmes La Découverte « Recherches », 2006, p 36-56.

79BOULANGER Philippe, Géopolitique des médias. Acteurs, rivalités et conflits. Paris : Armand Colin, 2014, 310 p. 80Entretien avec Florence Lozach, grand reporter pour iTELE.

81MERCIER Arnaud, « Quelle place pour les médias en temps de guerre ? », Revue internationale de la Croix-Rouge,

constater. Les journalistes relaient ainsi des informations distillées par des sources militaires ou par les responsables politiques, des faits invérifiables sur place. A cet égard, Rémy Rieffel rappelle que « la véritable information est toujours une

reconstruction de la réalité, un choix et une interprétation fondés sur des faits et sur des points de vue »82.

Un travail en différé

En préservant leurs informations sur le déroulement des événements, les militaires ont contraint les professionnels de l'information à constater et à reconstituer les faits à postériori. En témoigne cette phrase de Florence Lozach : « Pour des

raisons de secret opérationnel, l’armée ne peut pas communiquer sur l’endroit où elle est, où elle progresse et a donc tendance à dire avec des heures ou des jours de retard où est la ligne de front et dans quelle ville elle est arrivée »83. A l'heure de

l'information en direct, ils ont du travailler en différé et raconter les événements des jours après leur déroulement. Cela a notamment été le cas lors de la libération des villes de Diabali et Sévaré.

Ce que racontent les images

Il convient désormais d'analyser les représentations véhiculées par les images animées tirées du corpus. L'armée française apparaît de façon récurrente dans les reportages : sur ses bases militaires, lors de ses sessions entraînements, en patrouilles. Les séquences montrent aussi des soldats maliens, parfois au contact des troupes françaises notamment lors de l'encadrement et la formation des troupes par les officiers français, mais aussi à de nombreuses reprises, lors de leur entrée conjointe, victorieuse et saluée par une foule en liesse dans les villes libérées du joug des djihadistes. Il faut aussi signaler la présence des populations civiles, hommes, femmes et enfants et celle de blessés dans les hôpitaux ou de Maliens victimes d'amputations perpétrées par les bandes armées. Des camps de réfugiés et des scènes d'exodes apparaissent aussi quelquefois. Pour ce qui est des scènes de combats, les

82RIEFFEL Rémy, Que sont les médias ?, Paris, Gallimard, coll. Folio actuel, 2005, 534 p. 83Entretien avec Florence Lozach, grand reporter pour iTELE et Canal+.

seules images relevées dans les médias télévisés sont celles d'origine militaire (ECPAD) qui tournent en boucle.

La figure de l'ennemi est également quasiment invisible du corpus. La représentation des bandes armées est rendue possible grâce à l'utilisation d'images d'archives de l'agence de presse mauritanienne Sahara Media ou d'images de propagande circulant sur la Toile. Dès le 11 janvier 2013, France 2 diffuse les images tournées en 2012 : celles de la destruction des statuettes traditionnelles et des mausolées de Tombouctou et la séquence montrant un couple accusé d'adultère, fouetté en place publique. Sur

iTELE, des images de chars des djihadistes sont utilisées le 15 janvier 2013, sans

mention de leur origine.

De cette analyse des illustrations de la guerre au Mali, il est possible de relever des constantes, fonction de leur répétition. Ainsi, sur l'étendue du corpus, ce sont les contingents français qui sont le plus présents dans les reportages télévisés. C'est principalement la mission d'assistance, de formation, de soutien et de sécurisation opérée par l'armée française qui est mise en relief. Les soldats français apparaissent comme des hommes bien équipés, lourdement armés, mobilisés dans la mission qui leur incombent et oeuvrant pour la paix. L'image véhiculée par la télévision est celle de militaires présents au Mali dans un rôle de soutien, de sauvetage et de sécurisation.

...Quand l'information revient au front

La censure du CSA en question

Le 7 février 2013, soit près d'un mois après le début de l'intervention Serval, l'émission de reportages Envoyé Spécial, diffuse un sujet intitulé « Exactions au

Mali ? ». L'équipe de journalistes avait enquêté sur les exactions commises au Mali

depuis le début de la guerre. Dans une séquence d'une durée de 12 secondes, on peut distinguer des images de charniers. « Des traces de sang séché et des corps

enchevêtrés au fond d'un puits » décrit le commentaire de la rédactrice. Ce sujet a

valu à la chaîne de télévision France 2 une sévère mise en garde du Conseil Supérieur de l'Audiovisuel : « Considérant que des plans répétés et particulièrement insistants

sur les corps des personnes décédées, sans analyse correspondante, étaient susceptibles de constituer une atteinte à la dignité de la personne humaine, le Conseil, réuni en assemblée plénière le 12 février, a décidé de mettre fermement en garde les responsables de France Télévisions contre le renouvellement de tels manquements »84. Le Conseil rappelle par ailleurs dans ce communiqué qu'il est

« conscient des difficultés dans lesquelles s'effectue le travail des journalistes et des rédactions pour relater les événements relatifs à ce conflit »85.

En tout état de cause, les plans répétés dénoncés par les sages n'existent pas. Cette critique n'a pas lieu d'être. La séquence est très courte, peut certes choquer le téléspectateur, mais c'est une pièce à conviction indispensable. A défaut de corroborer des faits, puisque ces preuves ne suffisent pas à établir la culpabilité de l'armée malienne, ces images ont le mérite de montrer la réalité de la guerre. Ainsi, le CSA s'investit d'une mission de contrôle de l'information, au plus grand désarroi des professionnels de l'information. Guillaume L h o t e l l i e r s e d i t « choqué »,

« décontenancé » par cette remontrance du CSA : « C’est n’importe quoi : si on ne peut montrer des images d’une guerre sans montrer de corps. Il faut aussi montrer la réalité d’une guerre, dans la limite du diffusable évidemment. Mais après une guerre c’est pas les bisounours donc oui, c’est des images de corps au fond d’un puits, voilà c’est la réalité sur le moment. C’est pas du tout le rôle du CSA, le CSA se décrédibilise totalement en intervenant sur ce genre de question »86. Le directeur de

Reporters Sans Frontières, Christophe Deloire, proteste et accuse le CSA de censure : « Il est aberrant de ne montrer de la guerre que des couchers de soleil sur des chars rutilants. Le CSA est entré dans cette logique alors qu'il doit défendre la liberté la liberté des médias »87.

84Communiqué du CSA, « Images de guerre au Mali : le CSA met en garde France Télévisions », 14 février 2013. 85Communiqué du CSA, « Images de guerre au Mali : le CSA met en garde France Télévisions », 14 février 2013. 86Entretien téléphonique avec Guillaume Lhotellier, journaliste reporter d'images indépendant.

87Reporters Sans Frontières, « CSA censeur ? Le CSA face à Envoyé Spécial : « cachez ces exactions que nous ne saurions

Faut-il montrer les morts ?

Après la « guerre sans images » des premières semaines, les envoyés spéciaux ont du mal à comprendre les choix de leurs rédactions de trier et de ne pas diffuser les images de corps, qui font partie intégrante d'une situation de guerre. Florence Lozach s'exprime ainsi à ce sujet : « On reproche à l’armée de nous bloquer le passage parce

que nous voulons nous approcher du front. On ne peut pas, une fois ce front rejoint, ne pas diffuser d’images sous prétexte qu’elles sont choquantes. Oui la guerre fait des morts et c’est aussi notre rôle de le raconter, et, en télé, de le montrer »88. Dans

un reportage sur la bataille de Gao diffusé sur iTELE le 22 février 2013, l'équipe tourne des images de cadavres des kamikazes. « Les corps étaient en morceaux, nous

avons filmé de manière à ce que les images soient les moins choquantes possibles ».

Finalement, seuls les plans brefs et lointains montrant des pieds ou des mains, sont conservés par sa hiérarchie.

2. Serval dans les journaux : un récit plus détaillé et plus