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Alors que le roman total du boom se servait de techniques de discontinuité temporelle tels les analepses, les prolepses, les digressions narratives, les blancs, pour

« créer l’illusion d’une durée pleine », le roman total postmoderne emploie ces mêmes

procédés pour laisser transparaître l’impossible totalisation du temps. La temporalité

postmoderne est polymorphe en tant qu’elle offre une représentation insaisissable,

immatérielle du temps94. Ce polymorphisme est d’ailleurs basé sur la dialectique. En

effet, dans les œuvres de l’ère globale, se dessine un temps (et un espace)

alternativement flou et précis, intérieur et extérieur, individuel et historique, collectif,

subjectif et objectif, continu (l’Histoire) et discontinu (l’événement, l’action). La

discontinuité temporelle se manifeste principalement sous deux formes de durée à

notre ère ; la durée multiple (la synchronie, l’écriture simultanéiste, les vies parallèles,

les destins croisés), qui diffracte le temps, et la durée ouverte, qui connote l’inachevé.

Certains auteurs privilégient une indéfinition temporelle marquée par la suspension du

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La polymorphie temporelle est l’une des caractéristiques de l’oeuvre postmoderne non-mimétique.

Effectivement, l’inaptitude de mimer, d’imiter, de reproduire le monde se traduit entre autres par un

temps et un espace fuyants, changeants, complexes, multiples, non-unitaires, désordonnés, partiels.

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temps, en abolissant toute impression d’écoulement ; la non-durée. Cette conception

temporelle est fortement liée à la vision pessimiste du monde, comparé à un

marasme, un chaos répété sans fin, et s’associe également à l’intériorité du

personnage (on pourrait alors parler de temps commentatif, analytique). Le

simultanéisme, conçu comme une diversité spatiale, dimensionnelle associée à une

unité temporelle, constitue une caractéristique-clé du roman total postmoderne car

les différents fragments de vie narrés, épars, porteurs d’une temporalité propre, se

réunissent, s’entrecroisent, jusqu’à former une totalité inaltérable, une unité

temporelle. Ajoutons que la fragmentarité, la déconstruction et la discontinuité du

discours renvoient ni plus ni moins à la complexité, à l’incohérence et au chaos du

monde.

Totalisation romanesque rime avec multiplicité, pluralité. Aussi, le roman de

l’ère globale est hybride (formellement et génériquement) et polyphonique,

prétendant englober tous les genres et tous les discours par des fragments de voix et

en émaillant le récit de procédés propres aux genres romanesques. Hybridité est alors

synonyme de richesse. L’hybridité, conçue comme une interpénétration ou un

mélange des genres, est une caractéristique erronément attribuée à la littérature

postmoderne, alors qu’elle a toujours marqué la littérature. L’hybridité était déjà un

procédé très courant au Siècle d’Or. En effet, les textes burlesques et grotesques (les

romans de chevalerie et les romans picaresques par exemple, tels El ingenioso hidalgo

don Quijote de la Mancha (1605 ; 1615) de Cervantès ou l’anonyme Lazarillo de

Tormes (1554)) introduisaient une distance critique et transgressive – par le biais de

l’ironie et/ou le pastiche – qui faisait se côtoyer – au moins – deux genres. La notion

d’hybridité remonte en réalité à l’Antiquité, comme le démontre Bakhtine95, dans son

essai intitulé Esthétique et théorie du roman (1978), en tant que cette période fondait

sur discours sur la pluralité discursive, linguistique et culturelle – en ayant recours à la

parodie. Certains auteurs postmodernes, tel Bolaño, laissent transparaître leur dessein

de créer le Livre total, qui contient tous les livres – et par conséquent, tous les genres.

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2666 (2004) en est un exemple. Il emprunte et combine les caractéristiques du

vaudeville, du roman noir, du Bildungsroman96 ou « roman d’apprentissage et de

formation », du roman de guerre, du conte, et du compte-rendu ou de l’archive, pour

la formalité et la fausse neutralité de certains passages, notamment dans « La parte de

los crímenes ». Même si l’hybridation n’est pas un procédé nouveau dans le domaine

de la littérature, il entraîne à la fin du XXème siècle et au début du XXIème siècle une

critique, une subversion canonique, qui passe par l’humour et par une réflexion

métalittéraire. Partant de là, l’hybridité ne met-elle pas finalement en lumière une

période de transition ? Si l’hybridité est une ressource si systématiquement utilisées

par les auteurs postmodernes, n’est-ce pas le signe que nous nous trouvons à une

période charnière, de redéfinition sociétale, culturelle, littéraire, identitaire – l’ère

globale ?

Qu’entendons-nous par ère globale – ou globalisation ? La littérature

postmoderne s’ancre dans un contexte sociétal, économique, politique et culturel

particulier – la globalisation – qui ne peut être écarté de mon étude sur la totalité

romanesque. Avant de déterminer quelle forme(s) peut prendre la relation qui lie

littérature et globalisation, il est nécessaire de définir le concept susmentionné. Le

professeur Fernando Cabo Aseguinolaza, qui enseigne à l’Université de Santiago de

Compostela, dans le chapitre intitulé « Globalización, posmodernidad y

poscolonialismo: el nuevo contexto de la teoría literaria » de son Manual de teoría de

la literatura (2006), définit la globalisation comme un « proceso de disolución o

redefinición de los viejos límites y referencias97 », soit un processus restructurateur –

restructurant, réformateur – de la société, qui repose sur deux facteurs ; le

développement des nouvelles technologies et l’hypercommunicativité. La globalisation

serait à l’origine de nombreux flux migratoires (à caractère professionnel ou personnel,

96 Le Bildungsroman narre le parcours qu’effectue un personnage de l’enfance à l’âge adulte en insistant

sur son évolution psychologique, morale, physique et sociale. Le terme fut étrenné en 1820 par le

philologue allemand Johann Carl Simon Morgenstern. Le Bildungsroman trouve son origine dans le

roman picaresque, à la Renaissance, avec l’anonyme Lazarillo de Tormes (1554).

97 CABO ASEGUINOLAZA Fernando et CEBREIRO RÁBADE VILLAR María do, Manual de teoría de la

literatura, Madrid : Castalia, 2006, p. 126

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culturels), de l’explosion des médias98 et de la redéfinition du concept identitaire – au

plan individuel et national. Comparons maintenant cette conception de la globalisation

à celle d’autres spécialistes. Ainsi, le sociologue londonien Anthony Giddens99 insiste

sur la relation d’interdépendance croissante qu’entretiennent certains pays dans le

domaine économique, politique et social, qui débouche – par le processus de

globalisation – sur un système unique, sur la dominance d’un État. Le déjà mentionné

Arjun Appadurai conçoit la globalisation comme un double mouvement – antithétique

de surcroît –, qui tend vers la fluidité et l’interconnectivité (une circulation de

l’information rapide, mondiale, à différents niveaux et publics), sans pour autant

renoncer aux tensions et aux conflits100 inhérents à l’histoire de la culture. S’opposent

alors mouvement/avancée et stagnation/recul. En fin de compte – et ce quelle que soit

la définition que l’on attribue au terme « globalisation » –, omettre le phénomène

« globalisateur » ou « globalisant » qui affecte le monde, c’est rendre partielle,

incomplète, insuffisante, invalide, toute étude portant sur la postmodernité littéraire.

La globalisation et la postmodernité ont un point commun, elles ont pour

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