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II. Quête de sens de l’immersion documentaire, vers une nouvelle narration

II.3 La sensorialité au coeur des expériences

Par les nouveaux procédés narratifs, l’expérience est elle aussi réinventée. Avec les expériences en réalité virtuelle, la sensorialité est au coeur des expériences. En premier lieu, nous verrons que l’angle, devenu multiple, permet à chacun de vivre une expérience unique et personnelle. Mais il est aussi question d’une nouvelle temporalité, complètement déconnectée de l’espace connu. L’expérience immersive procurée grâce au reportage en réalité virtuelle est alors une nouvelle manière de comprendre le monde actuel, par la purification de l’information. 


a. Une expérience multiple

Le lecteur ou le téléspectateur a toujours été libre d’interpréter. Dans la presse écrite, il peut ouvrir n’importe quelle page et lire dans n’importe quel ordre. Avec la télévision, il peut zapper à volonté. Et encore plus avec internet… Dans cette situation, la VR semble s’inscrire dans cette même volonté de proposer un contenu à l’utilisateur et de le laisser libre de l’interpréter comme il l’entend.

C’est justement l’histoire des codes ou des conventions, qui change avec les nouvelles technologies. Si l’utilisateur devient de plus en plus acteur, le créateur n’est pas pour autant totalement dépossédé de son rôle de « décideur ». L’angle proposé par le réalisateur sera toujours une proposition parmi celles possibles, même si le champ s’agrandit, il n’en reste pas

moins qu’une interprétation. Il serait donc question d’une multiplication de l’angle. En effet, un angle orienté par le créateur puis un angle multiple suivant le regard de l’individu vivant l’expérience. Chaque expérience vécue devient donc unique et obsolète dès lors qu’elle est vécue. Deux personnes vivant la même expérience ne porteront pas le même regard sur ce qu’elles observent. D’une part, l’angle du journaliste semble disparaitre, ou du moins s’efface faussement pour laisser la place à un angle devenu pluriel. Condensé dans un seul et même reportage, chaque expérience permet de vivre sa propre expérience. En revanche, cette liberté vécue n’efface pas pour autant l’angle choisi dans le travail du reporter. En quelque sorte, le travail du journaliste s’adapte, il s’approprie les contraintes pour inventer de nouvelles pratiques, qui permettent à leur tour de produire des nouveaux contenus proposés au spectateur. 


b. Une temporalité maitrisée, déconnectée de l’espace


Plus que jamais, la place de l’utilisateur se redéfinit pour qu’il devienne non seulement spectateur mais aussi acteur de sa propre expérience. On peut alors aussi analyser ces nouveaux formats d'expression en tant que transformations culturelles. En comprenant également comment la réalité virtuelle nous immerge par l’expérience vécue et quel est son impact direct sur le cerveau. Comment, par les émotions, par le sensoriel, nous sommes amenés à réagir différemment et de manière plus émotionnelle ? Est-ce que ces expériences nous empêchent de prendre de la distance du fait de leur caractère fortement immersif ? Ou est-ce que l’individu, en tant que tel, a ce besoin viscéral de se sentir concerné pour être impliqué dans une situation ? A-t-on réellement besoin de susciter des émotions fortes -qui peuvent aussi être traumatisantes- pour sensibiliser les individus ? D’autre part, est-ce le rôle du journalisme de proposer des expériences dites « divertissantes » ? Il s’agit de mener aussi une recherche sur la place des émotions dans l'attachement au travail journalistique; comment la dimension émotionnelle est à la fois un motif et un moyen de l'activité même de production de l’information.

Si le temps est une notion primordiale dans le cinéma, c’est surtout l’espace qui s’impose comme une dimension fondamentale en VR. En effet, la perception de l’individu

dans l’espace, à la fois dans l’espace réel comme dans l’espace virtuel, est une nouvelle piste de réflexion pour les producteurs de VR. Olivier Clairouin parle d’un « effet fantôme » à éviter dans la production en réalité virtuelle. Il ne faut pas que l’utilisateur sente de malaise et ne sache plus qui il est. Dans le sens où il n’a généralement pas de corps présent dans les créations, l’utilisateur peut devenir tout. L’expérience doit être alors justifiée, le personnage incarné. Si par exemple on imagine une caméra 360 posée au milieu d’une table lors d’un repas de famille, il n’y aura pas d’intérêt pour le spectateur, qui risque d’être perdu en essayant de comprendre quelle est son identité fictive. C’est à la fois le rapport au corps qui définit l’espace mais aussi l’espace dans lequel nous évoluons qui permet de définir le corps dans l’écosystème proposé.

Des oeuvres telles que The Enemy proposent des expériences convergentes et collectives entre l’espace de l’expérience et l’espace réel. Un procédé qui permet de renforcer l’intensité et le réalisme de l’expérience vécue. La force de la convergence réside dans l’impact émotionnel significatif produit. La réalité virtuelle devient donc un média aux possibilités exploratives dans l’espace réel. Un environnement aux frontières de la réalité et de la virtualité, dans lequel les créateurs peuvent jouer avec leur public afin d’expérimenter cette double temporalité, tout comme cette double spatialisation.

c. Vers une ludification du quotidien 


Aujourd’hui, alors que tout est « instagramable » , que tout peut être posté sur les réseaux sociaux à l’instant même où nous les vivons, les expériences en réalité virtuelle semblent être des moments déconnectés des smartphones, même si, paradoxalement nous avons les yeux rivés sur un écran à l’intérieur d’un casque. En effet, dans une société tend vers une sublimation de sa quotidienneté via les réseaux sociaux, le banal tente alors de devenir extraordinaire. Georges Perec parlait d’un infraordinaire pour mettre en avant « le banal, le quotidien, l’évident, le commun, l’ordinaire, l’habituel ». Avec l’émergence des réseaux sociaux, il y a une vraie course à sublimer son quotidien pour le transmettre, en voulant se montrer comme une idéalisation, voir jusqu’à une starification de sa propre vie.

La réalité virtuelle ne peut être une expérience « que » vécue. Elle ne peut pas être montrée en temps que telle, l’utilisateur est donc plongé dans ce monde, seul, et sans outils qui le rapprochent de sa vie sociale numérique. Si la quotidienneté est sublimée dans notre société, le besoin de vivre des expériences marquantes pour échapper à son quotidien est grandissant. Ce besoin de sortir de sa vie s’explique aussi par la multiplication des sollicitations sociales et numériques. Avec des usages et des modes de consommation qui les empêchent de réellement se « déconnecter », les individus sont sur-sollicités et peuvent avoir besoin de s’évader. En cela, la VR, même si elle reste un outil technologique, nous permet en quelques secondes de vivre dans un monde nouveau, avec de nouvelles marques spatio- temporelles.

Avec la « gamification » de l’information, le journalisme immersif s’impose comme un nouveau mode de narration, qui prend en compte la dimension interactive recherchée par les utilisateurs. Un terme qui semble répondre aux enjeux de réinvention journalistique pour s’adapter aux pratiques et usages d’un public en quête de divertissement.