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CHAPITRE 2 LE DIALOGUE COMME POSTURE ÉPISTÉMOLOGIQUE

2.4 L’ HERMÉNEUTIQUE COMME ART DE L ’ INTERPRÉTATION

2.4.1 Tous les sens en éveil

Nous avons donc parlé d’une conscience inhérente à notre perception singulière du monde, qui témoigne du sens qui émerge à la conscience dans le jeu de la relation entre le sujet et l’objet. Dans sa définition la plus simple, l’herméneutique est l’art de l’interprétation. Galvani (2010) définit l’herméneutique selon la tradition européenne comme la transforma- tion de soi par la compréhension du sens de l’expérience vécue. À la suite de Gomez, j’envisage l’herméneutique dans un mouvement où compréhension et interprétation se rejoignent : « Comprendre et interpréter ne sont qu’expression de la compréhension de soi, elle-même inscrite à l’intérieur d’un mouvement à jamais inachevé » (1999, p. 21). Dans un mouvement qui rejoint celui de la phénoménologie, il nous dit en s’appuyant sur Gadamer que la compréhension du sens est « un percevoir qui entre à titre de nouvelle expérience dans le tout de notre expérience spirituelle » (Gomez, 1999, p. 19).

Je me sens recevoir ici une invitation à m’attarder sur la notion du « sens » et de cette perception telle qu’envisagée dans ma recherche. Pineau m’offre une première vision du sens en trois dimensions :

Le premier qui vient à nos esprits conditionnés d’intellectuels est celui principalement cognitif de signification. Le second est celui de sensation quand on reste encore sensible à ses sens traditionnellement réduits aux cinq plus visibles et localisés : la vue, l’ouïe, l’odorat, le goût et le toucher. Enfin, le troisième est celui de la direction des mouvements. (Pineau, 1999, p. 12)

Je tente ici de redonner toute sa place au corps dans cette compréhension et construction du sens, dans une intention de positionnement tierce, au-delà de la séparation corps-esprit. À l’écoute des mots de Pineau, je ressens un manque. Au sens comme sensation, j’y ajouterai

le sens comme sensibilité qui englobe la résonance émotionnelle. Étymologiquement, le mot émotion vient du latin ex (en dehors de) movere (mouvoir, mettre en mouvement). Leao, citant Damasio, la décrit comme ce qui permet d’approcher la vie subjective profonde au- delà de la « mondanité » de l’expérience.

Qu’est-ce qu’un pur sentiment pour un organisme vivant, sinon l’énonciation des états par la grâce desquels la nature compose les émotions les plus variées. […] Quand cette appropriation se produit, l’esprit de l’auditeur privilégié a l’impression d’écouter aux portes de sa propre vie intérieure comme relié à la source même de l’existence. (Leao, 2002, p. 110)

L’émotion est donc un mouvement des profondeurs vers l’extérieur qui cherche à être entendu. Elle est la dimension du cœur, des sentiments que je cherche à introduire dans cette construction de sens, qui participe autant à la sensibilité, qu’à la direction du mouvement et à la signification.

Enfin, je m’appuie sur la dimension du « Sensible » apportée par Danis Bois comme une perception qui naît d’un contact direct, intime et conscient d’un sujet avec son corps, une forme de « septième sens spécialisé dans la perception de soi ».

Lorsque j’aborde la dimension du sensible, je l’inscris dans un rapport à certaines manifestations vivantes de l’intériorité du corps. Je ne parle plus alors de perception sensible dévouée à la saisie du monde mais de perception du Sensible, émergeant d’une relation de soi à soi. […] Le Sensible dont je parle est une sorte d’osmose, un état de fusion entre les sens qui gèrent la relation au monde extérieur et ceux qui gèrent la relation à l’intérieur du corps. (Bois, 2007, p. 14)

Eve Berger déploie cette notion de perception intérieure du corps par lui-même, en nous disant qu’il place le corps comme « caisse de résonance de toute expérience, qu’elle soit perceptive, affective, cognitive ou imaginaire. Une caisse de résonance capable tout à la fois de recevoir l’expérience et de la renvoyer au sujet qui la vit, la lui rendant palpable et donc accessible » (Berger, 2005, p. 2). La dimension du « Sensible » développée par Danis Bois s’appuie sur la présence dans le corps de ce qu’il a appelé « le mouvement interne ». Je préciserai plus précisément dans mes cadres théorique et méthodologique la place de ce mouvement dans les pratiques performatives que j’investis dans ma recherche. Ce dernier est

un mouvement invisible et involontaire, qui se déroule au sein du corps vivant alors même que celui-ci est objectivement immobile. C’est une force dynamique autonome, dite sensorielle car il est possible d’entrer en relation de perception avec elle. Par perception du Sensible, Danis Bois entend celle qui se donne dans l’intériorité du corps quand la personne est en relation consciente et de réciprocité avec son mouvement interne. Berger nous explique ce qu’elle appelle « un cercle vertueux », selon lequel d’une part c’est le mouvement lui- même « qui donne à la matière le pouvoir de percevoir les phénomènes qu’il y a lui-même générés » et, d’autre part, c’est « l’existence du mouvement interne qui, secondairement, ou indirectement, offrira au sujet lui-même la faculté de saisir ces phénomènes qui se jouent dans son corps » (Berger, 2009, p. 155-156).

L’expérience du Sensible s’inscrit ainsi dans la lignée de la phénoménologie, en mettant en relation ce qui est perçu et soi-même se percevant, dans l’immédiateté du vécu et dans un au-delà des habitus relationnels et perceptifs avec soi-même. Elle « explore le lien vivant d’un sujet avec son propre corps, impliquant le déploiement d’une modalité perceptive paroxystique capable de pénétrer l’intériorité vivante du corps » (Bois, 2009a, p. 50). Le paroxysme est envisagé ici comme la capacité d’accéder à des phénomènes subjectifs corporels dans des nuances subtiles qui ne sont pas accessibles par les cinq sens dans des conditions habituelles et quotidiennes. Dans cette expérience, la personne se laisse toucher par la relation avec son corps-matière et s’établit une réciprocité, entre elle et sa propre expérience : « la personne a conscience d’une relation avec le corps, conscience des effets produits par la relation et que ces effets modifient sa conscience » (Eschalier, 2009, p. 49).

Une des formes de ce mouvement interne est un prémouvement gestuel qui se manifeste dans les coulisses du corps avant tout mouvement visible, avec lequel il est possible de synchroniser son geste. Eschalier le décrit comme une « force motrice organisée reproduisant dans la matière corporelle l’orientation et l’amplitude du mouvement majeur, et constituant le support, la trame du geste dans la matière » (Eschalier, 2009, p. 41). Dans mon processus de recherche, j’investis une pratique du mouvement libre performatif où je suis dans le geste visible mon mouvement sensoriel, d’une manière qui sera déployée plus loin.

La perception et les sens qui naissent de ma relation avec mon mouvement sensoriel dans la pratique du mouvement libre participent pleinement à la construction du sens dans ses dimensions de signification, de sensibilité et de direction.

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