doublée lorsqu’il décrit Ellen en disant :
[She was] talking the most complete nonsense, voluble, speaking her bright set meaningless phrases out of the part which she had written for herself, of the duchess peripatetic with property soups and medicines among a soilless and uncompelled peasantry –a woman who, if she had had the fortitude to bear sorrow and trouble, might have risen to actual stardom in the role of the matriarch arbitrating from the fireside corner of a crone the pride and destiny of her family, instead of turning at the last to the youngest member of it and asking her to protect the others. (AA, p.54)
Ellen est ici présentée comme une femme écrivant et jouant son propre
rôle. L’ironie de la description, notamment dans l’utilisation de l’adjectif
« peripatetic » qui signifie « se promenant » mais qui fait également
référence à la manière d’enseigner d’Aristote, met en lumière le mépris
de Mr. Compson pour celle qui refuse d’être une héroïne de tragédie.
Dans l’esprit de Mr. Compson, les textes qu’Ellen s’est écrit sont
absurdes car il ne peut y avoir de sens que dans la tragédie. La double
mise en abyme présente ici montre que Mr. Compson désinvestit ce
personnage au point de lui laisser une autonomie narrative. En d’autres
termes, puisqu’elle ne peut pas être l’héroïne de sa tragédie en raison de
sa faiblesse, il lui crée, dans son récit, son propre espace narratif, un
conte de fée (« It sounded like a fairy tale when Ellen told it later to your
grandmother, only it was a fairy tale written for and acted by a fashionable
ladies’club » AA, p.60). Mais ce personnage a aussi sa propre fonction
dans la configuration de Mr. Compson : par sa légèreté elle introduit une
forme de « comic relief » dans la tragédie, d’autant plus qu’elle sert de
contrepoint aux autres personnages qui assument davantage leur rôle
tragique.
Mr. Compson a choisi de faire de l’histoire de Sutpen une tragédie
non seulement parce que c’est le genre littéraire qui correspond le mieux
à sa personnalité mais aussi car il cherche à produire une réaction
cathartique chez son fils. En effet, la fonction du récit de Mr. Compson
est de lui permettre de compenser sa déficience paternelle, notamment
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en faisant une leçon à Quentin sur l’inceste, interdit dont le jeune homme
s’accuse dans The Sound and the Fury. Dans la partie de ce roman
consacrée à la dernière journée de Quentin, le lecteur est témoin d’un
dialogue dans lequel le jeune homme s’accuse auprès de son père
d’avoir brisé l’interdit de l’inceste avec sa sœur Caddie. Il n’est pas
possible de savoir si ce dialogue a réellement eu lieu et est tiré de la
mémoire de Quentin ou s’il s’agit d’une conversation imaginaire entre
père et fils. Dans les deux cas, ce dialogue est le signe que le jeune
homme cherche à faire surgir la fonction castratrice du père, c’est-à-dire
sa Loi. Même si ce dialogue est resté imaginaire, Mr. Compson ressent
la tension incestueuse qui existe chez son fils et, s’il n’exprime aucun
interdit explicitement, il utilise son récit pour mettre son fils en garde
contre tout désir incestueux :
Henry, the provincial, the clown almost, given to instinctive and violent action rather than to thinking, ratiocination, who may have been conscious that his fierce provincial’s pride in his sister’s virginity was a false quantity which must incorporate in itself an inability to endure in order to be precious, to exist, and so must depend upon its loss, absence, to have existed at all. In fact, perhaps this is the pure and perfect incest: the brother realizing that the sister’s virginity must be destroyed in order to have existed at all, taking that virginity in the person of the brother-in-law, the man whom he would be if he could become, metamorphose into, the lover, the husband; by whom he would be despoiled, choose for despoiler, if he could become, metamorphose into the sister, the mistress, the bride. Perhaps that is what went on, not in Henry’s mind but in his soul. (AA, p.76-77)
La description que Mr. Compson fait de Henry, jeune provincial qui peut
recourir à la violence, ressemble à celle qu’il pourrait faire de Quentin
puisque celui-ci se montre également violent dans The Sound and the
Fury. En effet, dans sa partie narrative, le jeune homme se souvient
s’être battu avec l’amant de sa sœur (« I hit him my open hand beat the
impulse to shut it to his face » SF, p.160) et se bat avec Spoade, l’un de
ses camarades. Ainsi le père configure son fils dans son récit sous les
traits de Henry, en espérant qu’il se reconnaisse mimétiquement et en
tire les leçons que Mr. Compson veut lui donner. A travers cette
médiation, ce dernier cherche à faire prendre conscience à son fils que
l’hymen de sa sœur n’a d’existence que dans sa perte et que l’élan
incestueux de Quentin ne provient pas d’un véritable désir sexuel mais
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plutôt de sa volonté de briser l’hymen pour (se) prouver que celui-ci est
bien là, affirmant ainsi l’honneur de Caddie. Selon Mr. Compson, que le
frère se projette mimétiquement sur l’amant ou sur sa sœur, l’objet de la
cristallisation est l’hymen (« taking that virginity in the person of the
brother-in-law », « by whom he would be despoiled, choose for despoiler,
if he could become, metamorphose into the sister »). Si Quentin est à la
fois l’amant et la sœur, l’hymen reste intact puisque la personne qui le
prend est la même que celle qui l’offre, effaçant tout déshonneur de la
famille. En faisant prendre conscience à Quentin de l’aspect illusoire de
son désir, Mr. Compson cherche à énoncer l’interdit de l’inceste, ce qui
est la fonction du père, sans avoir à le faire directement. Cependant, le
fait que la tension incestueuse soit toujours présente chez Quentin le jour
de son suicide montre que le discours de Mr. Compson n’a pas été
interprété comme il l’entendait puisque, à travers son aveu, Quentin ne
cherche pas seulement à protéger l’honneur de sa sœur mais surtout à
faire advenir ce que Mr. Compson lui dénie : la Loi du père.
Une autre fonction du récit de Mr. Compson est de remettre en
question l’autorité paternelle de Sutpen, qu’il établit d’abord pourtant
comme très puissante. Il tente ainsi de faire taire en Quentin cette quête
de Père Imaginaire, idéalisé, qui déconsidère en creux le père réel. En
effet, comme nous l’avons vu précédemment, Mr. Compson fait de son
héros une figure paternelle omnipotente, ce que Bleikasten décrit en ces
termes : « Sutpen is the absolute father, an arresting reincarnation of the
archaic paternal figure postulated in Freud’s anthropological
speculations, the Urvater »
186. Selon Freud, ce père primitif était « [u]n
père violent, jaloux, qui garde toutes les femelles pour soi et évince les
fils qui arrivent à l’âge adulte, rien de plus
187». Sutpen, tel qu’il est décrit
par Mr. Compson, correspond à cette définition car il pousse Henry à le
répudier et à s’enfuir avec Bon, son fils illégitime (ce que Mr. Compson
ignore). Dans Faulkner, Mississippi, Edouard Glissant évoque la
possibilité que Sutpen soit en fait le père de Milly, ce qui impliquerait une
186 André Bleikasten, « Fathers in Faulkner », p.142.
187 Sigmund Freud, Totem et tabou in Œuvres complètes, Psychanalyse, volume XI, Paris, Presses Universitaires de France, 1998, p.360.
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