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sauvages nommés Oreillons

Dans le document CANDIDE Voltaire (Page 57-62)

Candide et son valet furent au-delà des barrières, et per-sonne ne savait encore dans le camp la mort du jésuite alle-mand. Le vigilant Cacambo avait eu soin de remplir sa valise de pain, de chocolat, de jambon, de fruits et de quelques mesures de vin. Ils s’enfoncèrent avec leurs chevaux andalous dans un pays inconnu, où ils ne découvrirent aucune route. Enfin une belle prairie entrecoupée de ruisseaux se présenta devant eux.

Nos deux voyageurs font repaître leurs montures. Cacambo propose à son maître de manger, et lui en donne l’exemple.

« Comment veux-tu, disait Candide, que je mange du jambon, quand j’ai tué le fils de monsieur le baron, et que je me vois condamné à ne revoir la belle Cunégonde de ma vie ? à quoi me servira de prolonger mes misérables jours, puisque je dois les traîner loin d’elle dans les remords et dans le désespoir ? et que dira le Journal de Trévoux ? »

En parlant ainsi, il ne laissait pas de manger. Le soleil se couchait. Les deux égarés entendirent quelques petits cris qui paraissaient poussés par des femmes. Ils ne savaient si ces cris étaient de douleur ou de joie ; mais ils se levèrent précipitam-ment avec cette inquiétude et cette alarme que tout inspire dans un pays inconnu. Ces clameurs partaient de deux filles toutes nues qui couraient légèrement au bord de la prairie, tandis que deux singes les suivaient en leur mordant les fesses. Candide fut touché de pitié ; il avait appris à tirer chez les Bulgares, et il au-rait abattu une noisette dans un buisson sans toucher aux

feuilles. Il prend son fusil espagnol à deux coups, tire, et tue les deux singes. « Dieu soit loué, mon cher Cacambo ! j’ai délivré d’un grand péril ces deux pauvres créatures ; si j’ai commis un péché en tuant un inquisiteur et un jésuite, je l’ai bien réparé en sauvant la vie à deux filles. Ce sont peut-être deux demoiselles de condition, et cette aventure nous peut procurer de très grands avantages dans le pays. »

Il allait continuer, mais sa langue devint percluse quand il vit ces deux filles embrasser tendrement les deux singes, fondre en larmes sur leurs corps et remplir l’air des cris les plus dou-loureux. « Je ne m’attendais pas à tant de bonté d’âme », dit-il enfin à Cacambo ; lequel lui répliqua : « Vous avez fait là un beau chef-d’œuvre, mon maître ; vous avez tué les deux amants de ces demoiselles. — Leurs amants ! serait-il possible ? vous

tout ; pourquoi trouvez-vous si étrange que dans quelques pays il y ait des singes qui obtiennent les bonnes grâces des dames ? Ils sont des quarts d’hommes, comme je suis un quart d’Espagnol. — Hélas ! reprit Candide, je me souviens d’avoir en-tendu dire à maître Pangloss qu’autrefois pareils accidents étaient arrivés, et que ces mélanges avaient produit des égipans, des faunes, des satyres ; que plusieurs grands personnages de l’antiquité en avaient vu ; mais je prenais cela pour des fables. — Vous devez être convaincu à présent, dit Cacambo, que c’est une vérité, et vous voyez comment en usent les personnes qui n’ont pas reçu une certaine éducation ; tout ce que je crains, c’est que ces dames ne nous fassent quelque méchante affaire. »

Ces réflexions solides engagèrent Candide à quitter la prai-rie et à s’enfoncer dans un bois. Il y soupa avec Cacambo ; et tous deux, après avoir maudit l’inquisiteur de Portugal, le gou-verneur de Buenos-Ayres et le baron, s’endormirent sur de la mousse. À leur réveil, ils sentirent qu’ils ne pouvaient remuer ; la raison en était que pendant la nuit les Oreillons, habitants du pays, à qui les deux dames les avaient dénoncés, les avaient gar-rottés avec des cordes d’écorce d’arbre. Ils étaient entourés d’une cinquantaine d’Oreillons tout nus, armés de flèches, de massues et de haches de caillou : les uns faisaient bouillir une grande chaudière ; les autres préparaient des broches, et tous criaient : « C’est un jésuite, c’est un jésuite ! nous serons vengés, et nous ferons bonne chère ; mangeons du jésuite, mangeons du jésuite ! »

« Je vous l’avais bien dit, mon cher maître, s’écria triste-ment Cacambo, que ces deux filles nous joueraient d’un mau-vais tour. » Candide, apercevant la chaudière et les broches, s’écria : « Nous allons certainement être rôtis ou bouillis. Ah ! que dirait maître Pangloss, s’il voyait comme la pure nature est faite ? Tout est bien ; soit, mais j’avoue qu’il est bien cruel d’avoir perdu mademoiselle Cunégonde et d’être mis à la broche par des Oreillons. » Cacambo ne perdait jamais la tête. « Ne dé-sespérez de rien, dit-il au désolé Candide ; j’entends un peu le

jargon de ces peuples, je vais leur parler. — Ne manquez pas, dit Candide, de leur représenter quelle est l’inhumanité affreuse de faire cuire des hommes, et combien cela est peu chrétien.

— Messieurs, dit Cacambo, vous comptez donc manger au-jourd’hui un jésuite : c’est très bien fait ; rien n’est plus juste que de traiter ainsi ses ennemis. En effet le droit naturel nous enseigne à tuer notre prochain, et c’est ainsi qu’on en agit dans toute la terre. Si nous n’usons pas du droit de le manger, c’est que nous avons d’ailleurs de quoi faire bonne chère ; mais vous n’avez pas les mêmes ressources que nous ; certainement il vaut mieux manger ses ennemis que d’abandonner aux corbeaux et aux corneilles le fruit de sa victoire. Mais, messieurs, vous ne voudriez pas manger vos amis. Vous croyez aller mettre un jé-suite en broche, et c’est votre défenseur, c’est l’ennemi de vos ennemis que vous allez rôtir. Pour moi, je suis né dans votre pays ; monsieur que vous voyez est mon maître, et, bien loin d’être jésuite, il vient de tuer un jésuite, il en porte les dé-pouilles : voilà le sujet de votre méprise. Pour vérifier ce que je vous dis, prenez sa robe, portez-la à la première barrière du royaume de Los Padres ; informez-vous si mon maître n’a pas tué un officier jésuite. Il vous faudra peu de temps ; vous pour-rez toujours nous manger si vous trouvez que je vous ai menti.

Mais, si je vous ai dit la vérité, vous connaissez trop les prin-cipes du droit public, les mœurs et les lois, pour ne nous pas faire grâce. »

Les Oreillons trouvèrent ce discours très raisonnable ; ils députèrent deux notables pour aller en diligence s’informer de la vérité ; les deux députés s’acquittèrent de leur commission en gens d’esprit, et revinrent bientôt apporter de bonnes nouvelles.

Les Oreillons délièrent leurs deux prisonniers, leur firent toutes sortes de civilités, leur offrirent des filles, leur donnèrent des ra-fraîchissements, et les reconduisirent jusqu’aux confins de leurs États, en criant avec allégresse : « Il n’est point jésuite, il n’est

Candide ne se lassait point d’admirer le sujet de sa déli-vrance. « Quel peuple ! disait-il, quels hommes ! quelles mœurs ! si je n’avais pas eu le bonheur de donner un grand coup d’épée au travers du corps du frère de Mlle Cunégonde, j’étais mangé sans rémission. Mais, après tout, la pure nature est bonne, puisque ces gens-ci, au lieu de me manger, m’ont fait mille honnêtetés dès qu’ils ont su que je n’étais pas jésuite. »

Dans le document CANDIDE Voltaire (Page 57-62)