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Tous les sages sont libres

T O U S L E S S A G E S S O N T L I B R E S – D É R I C M A R C H A N D

semaines. J’étais en effet le seul à ne pas participer à l’expédition d’été organisée par les professeurs de mon année. Les raisons proviennent parfois d’intuitions, parfois de secrets. Cette fois, la raison demeurait simple : c’était un chiffre. Quatre cents piastres. J’avais eu beau plonger et replonger ma main dans les craques du sofa, je n’avais repêché au total qu’un beau gros deux piastres qui avait au moins payé la location d’une cassette de Super Nintendo. Contrat III.

Un morceau de bois dans les mains, je déambulais dans les rues pleines de silence de Saint-Amère. Ma branche devenait tantôt un fusil de précision pour éliminer des guérillas invisibles, tantôt un bâton enchanté capable de ralentir les voitures qui passaient, voire même de les immobiliser si je me positionnais stratégiquement aux abords d’un arrêt. Enfin, je me suis avancé dans un boisé dont les arbres, serrés les uns contre les autres, formaient un îlot de fraîcheur. La sueur continuait d’inonder mon dos, mais je m’obstinais à garder mon armure trop ample.

Étendu sur un lit de mousse, la tête pointée vers le ciel clair, j’ai glissé ma main dans ma poche et en ai sorti une lettre froissée. La dernière que tu aies écrite. Je l’ai parcourue des yeux, la contemplant plutôt que la lisant. Pour moi, c’était une œuvre. La grande finale avant de tirer ta révérence. Tu n’étais pas fou, je le sais. Seulement, ton cœur était déjà

trop gangrené par cette maison, cette ville, cette vie. La résignation t’avait fait vieillir trop vite. Tu n’avais plus vingt ans, tu avais des siècles. Je l’ai rangée dans ma poche et, d’un pas indolent, me suis remis en route.

Au loin, j’ai aperçu une forme familière.

C’était un petit homme, le dos voûté, cramponné sur sa bicyclette à laquelle se rattachait une bizarrerie artisanale, sorte de chariot où étaient empilées bouteilles vides et canettes consignées. Canette Lafortune, sourd-muet et idiot du village. À la vue de son énorme

backpack, j’ai compris que le grand jour était venu. Celui que je n’attendais pas.

Aux commandes de son bolide à ramasser les corps-morts de l’Univers, il avait un jour renversé Petite Sangsue par accident. Mon ami s’était mis à pleurnicher sur-le-champ, comme la mauviette qu’il est, mais je ne m’attendais pas à ce que Canette fasse de même, braillant et beuglant ce qu’on devinait être un fleuve d’excuses. Les deux s’étaient rapidement réconciliés, et derrière le IGA autour duquel Canette avait l’habitude de flâner, il avait fait appel à un feutre et quelques bouts de cartons pour nous partager son rêve : économiser et quitter Saint-Amère pour toujours. Chevaucher en toute liberté sa bicyclette jusqu’en Colombie-Britannique, la moustache au vent. J’ai alors compris qu’on jugeait à tort Canette. Contrairement aux ivrognes de cette ville, il avait constaté que le sol d’ici était irrémédiablement mauvais.

J’ai couru à toutes jambes vers lui et j’ai hurlé son nom. Encore et encore. Son pied avait déjà enclenché le dérailleur de son vélo. Impossible, de toute manière, que ma voix traverse son oreille défectueuse. À bout de souffle, je l’ai regardé s’éloigner. J’aurais aimé, en guise d’adieu, lui offrir les bouteilles vidées par mon père, soir après soir. Mes bras d’enfants n’étaient hélas pas assez forts pour porter ce qui était un trésor pour lui, une malédiction pour moi. Seul témoin de cette scène, j’ai regardé au loin la silhouette du plus pauvre d’entre nous diminuer sur le fil de l’horizon. S’offrir, sans vagues et sans remous, la liberté. Je parierais tous les biscuits soda du monde qu’il

avait encore sur lui cette vieille carte postale illustrée d’une photographie des Rocheuses. À chacun son bout de papier! Et puis, tant pis pour Petite Sangsue… Assister à ce départ, à ce moment singulier, c’était ma seule compensation en ce début des vacances. Je ne pouvais m’empêcher, tout en le fixant, de considérer le temps passé et le temps à venir.

Vincent, tu étais un lâche, mais tu étais aussi mon frère.

Ton sang dans mes veines, ce sang de plusieurs générations d’alcooliques, de matamores, d’esprits fragiles, je me suis alors promis de le transmuter. C’était décidé, ce serait mon alchimie à moi. Les croquemorts de cette ville ne m’auraient pas; ton chemin ne serait pas le mien. Faire en sorte que ma fierté ne soit ni une pierre trop lourde pour être portée ni un mensonge regrettable, mais une force puissante et incandescente, seule capable de faire de moi quelque chose comme un homme d’action. Un homme libre. Car être libre, l’être vraiment, c’est faire mentir l’histoire que l’on a écrite sur les doigts. Celle qui précède notre naissance et que nos pères écrivent à notre place.

Ces histoires écrites à même leur manque de courage et qui décident d’où nous venons.

Elle

valse mécanique sur chemin provisoire une constellation hybride au port de l’immobile être l’artifice du temps une fracture blanche au milieu de l’hiver la vertèbre des ruines me garde en mémoire Elle-phare la naissance du risque au milieu de moi

Elle-phare

K A R O L A N N S T- A M A N T

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