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1. L’EUCHARISTIE CAROLINGIENNE

1.2. L’Eucharistie et les arts carolingiens

1.2.2. Sacramentaire de Drogon

Les lettrines du sacramentaire de Drogon, créé vers 845-855, sont le réceptacle de plusieurs miniatures élaborées et de multiples figures particularisées.153 Son programme

149 Paschase, De corpore, XIX, XXI, CCCM, 16 (1969 : 103 ; 110). Voir Chazelle 1997 : 1072-1073 ; 2001 : 242-

243, 250-251 ; Saxon 2012 : 267.

150 Saxon 2012 : 261, 267-268. 151 Chazelle 1997 : 1057, 1074. 152 Chazelle 2001 : 253-254. 153 Paris, BnF, latin 9428.

iconographique unique contient des événements de la vie du Christ, en plus de scènes liturgiques et hagiographiques.154 La théologie carolingienne de l’Eucharistie, ainsi que le rôle des instruments de la victoire, comme le calice et la croix, sous-tendent deux de ses vignettes. La première a la particularité de lier les anciens sacrifices d’animaux au sacrifice du Sauveur. La page du Te Igitur (fol. 15v ; fig. 15), qui marque le début de la messe, met en relation sur une croix en Tau la consécration d’une coupe et de pains sur un autel par Melchisédech, en imitation des prêtres chrétiens (en haut, au centre), le sacrifice d’Abel (à gauche), le sacrifice d’Abraham (à droite), et des animaux sacrificiels (en bas).

Cette image est liée à Hébreux 5, 5-6 (en particulier 6), et à son exégèse par Alcuin et Raban Maur. Ces versets bibliques expliquent : « Et Christ ne s’est pas non plus attribué la gloire de devenir souverain sacrificateur, mais il la tient de celui qui lui a dit : Tu es mon Fils, Je t’ai engendré aujourd’hui ! Comme il dit encore ailleurs : Tu es sacrificateur pour toujours, Selon l’ordre de Melchisédech ». Alcuin (730-804), qui résumait la tradition typologique de l’Eucharistie, s’était servi de ce passage pour souligner la fonction sacerdotale du Christ et sa relation avec l’Eucharistie : l’incarnation et le don de sa chair et de son sang ont fait de Jésus un prêtre, selon l’ordre de Melchisédech. En s’offrant comme victime et vrai « sacerdos », il a invalidé les sacrifices des animaux. Melchisédech, en outre, annonçait l’arrivée du Christ.155 Plus loin, le théologien différencie le sang d’Abel, qui exigeait rétribution, et celui du Christ, offert volontairement et glorieusement pour le salut de l’humanité.156 Raban Maur avait, quant à lui, rappelé la pérennité du rituel lévitique dans les célébrations chrétiennes et la manière dont les holocaustes de Melchisédech et d’Abraham préfiguraient la mort du Seigneur.157

Sur ce manuscrit, voir Pelt 1937 : 51-112 ; Hubert, Porcher et Volbach 1968 : 158-161 ; Unterkircher 1977 ; Reynolds 1990 ; Chazelle 2001 : 254-266 ; Laffitte et Denoël 2007, cat. no. 53.

154 Marianne Besseyre dans Laffitte et Denoël 2007 : 195.

155 « Sed in ista carne et sanguine nil cruentum, nil corruptibile mens humana concipiat […], sed vivificatricem

substantiam atque salutarem in pane et vino, per quæ, si digne sumitur, nobis est peccatorum remissio et regni Dei possessio collata. Huius ordinem sacrificii per mysticam similitudinem Melchisedech justissimus rex instituit, quando Domino panis et vini fructus obtulit ». Alcuin, Expositio, V, 6, cité et résumé par Savigni 2004 : 253.

156 « Unde alio loco dicit etiam, sanguinem Christi melius clamasse pro nobis, quam sanguinem Abel, qui ad

accusandum fraternum scelus de terra clamavit ; Christus vero sanguis ad interpellandum pro nobis de terra clamat ad Patrem ». Alcuin, Expositio, V, 7, cité et résumé par Savigni 2004 : 254.

La juxtaposition de pratiques cultuelles de l’Ancien Testament avec l’Eucharistie a pour effet d’affirmer la nature sacrificielle et sacerdotale de la messe. Cette dernière est construite comme une imitation du sacrifice unique et un pendant typologique des immolations d’agneaux, de boucs et de brebis par les patriarches. Cette forme d’exégèse, qui voit le Nouveau Testament comme l’accomplissement de ce qui avait été prophétisé dans l’Ancien, est apparue dès les débuts de la chrétienté. Elle est réitérée, outre chez Alcuin et Raban, chez Paschase, Ratramne, Hincmar et Jean Scot, tel qu’évoqué dans la section précédente. La datation probable du sacramentaire (845-855) le situe juste avant ou exactement pendant le sommet de la querelle, soit après les rédactions de Paschase, Hincmar et Raban.

L’élite intellectuelle du peuple franc s’identifiait à la même époque à un nouvel Israël, peuple choisi par Dieu.158 La typologie leur permettait de donner une fondation biblique à la liturgie et d’affirmer la réalisation de la destinée humaine sur les autels de l’Église. Par sa position dans le manuscrit et l’association des rituels présents et passés sur un symbole de la crucifixion, cette enluminure déclare avec force la nature sacrificielle de l’Eucharistie.159

Les vignes qui couvrent les lettres du Te igitur soulignent de leur côté l’adéquation entre la substance utilisée pour la consécration, le vin, et le Christ lui-même, qui s’était identifié à la vigne salvifique (Jean 15, 5). Paschase avait par ailleurs affirmé que la vigne symbolise l’unité entre le Christ (l’arbre) et ses fidèles (les sarments).160 Ceinturant de nombreuses lettrines et cadres, la vigne unifie aussi toutes ses parties.

La deuxième enluminure d’intérêt du Sacramentaire est une scène de crucifixion dans une lettrine O associée à la collecte du dimanche des Rameaux (fol. 43v ; fig. 16). Le Christ, tête affaissée, est entouré des figures de Marie, Jean, Ecclesia et d’un personnage tenant un disque, peut-être une patène. Ecclesia porte une bannière triomphante et un calice pour recueillir le sang coulant du flanc du Christ. Dans la littérature d’Hincmar, cette figure manifestait le rôle essentiel de l’Église en tant que dispensatrice exclusive de la nourriture

158 Nelson 1994b : 54-73. 159 Saxon 2012 : 254-257.

salvifique.161 Chazelle a soutenu l’identification du personnage tenant une patène avec Nicodème, placé près du corps sans vie du Christ dans la littérature d’Amalaire.162 Le serpent enroulé autour de la base de la croix, représentant la victoire de l’humanité contre le diable et le péché, est à ses yeux une innovation carolingienne dans l’iconographie de la crucifixion. Pour Chazelle et Saxon, la juxtaposition du calice, de la patène et du serpent dans ce type d’images reflète les efforts fournis par l’Église d’Occident pour renforcer l’importance du sacrement comme un véritable « canal » du pouvoir vital de la rédemption.163

Les miniatures peintes dans le Te igitur et la lettre O assoient l’importance des figures ecclésiastiques historiques et de la « geste épiscopale » qui culmine pendant la messe. La mission eucharistique confiée aux apôtres lors de la Cène (voir fol. 44v ; fig. 17), est réitérée ; le corps sacerdotal, par la même occasion, y est magnifié. Cette rhétorique était particulièrement appropriée au mécénat archiépiscopal de Drogon.164