Tout au long de son œuvre, les allusions constantes au sable, à
l’erg, au chameau, au Sud-Mahgrébin, à l’Arabie tissent un réseau
d’images et de significations. Lieu privilégié, espace de l’écart et
de l’altérité, infini et indéfini, le désert suscite toujours, chez Tahar
Ben Jelloun, contemplation, méditation et création. Cette
immen-sité de sables
, apparemment vide
, qui brûle et abrase, ouvre
l’ima-ginaire dans tous les sens. Qu’il soit d’Orient, d’Israël, de Jordanie
ou du Sahara maghrébin, le puissant royaume des Bédouins et des
Hommes du vent, lieu de l’originel et de l’authentique
, impose « la
.La nuit sacrée, Paris, Seuil,, p..
.L’enfant de sable, roman, Paris, Seuil,, coll. « Points Roman », n
o, p..
. « Septembre. Au jour aimant et vertige » (Le discours du chameau), inLes
amandiers sont morts de leurs blessures, cité, p..
. Rappelons que le désert peut prendre des formes variées : déserts de pierres,
déserts de glaces, etc. Mais pour l’imaginaire benjellounien, le désert est le plus
sou-vent de sable.
. À partir duxix
esiècle, investi par les expéditions militaires et traversé par les
explorations, le désert entre dans l’histoire et l’imaginaire collectif. Avec Eugène
Fro-mentin, on assiste aux premières tentatives littéraires pour représenter le désert
autre-ment que comme un espace du manque.
. « On dit que les premiers hommes sont apparus au centre de l’Afrique et c’est
du désert que sont venus les Arabes » (Marie-Alice Séférian, « Mer, ville, désert, trois
espaces privilégiés duMuezzinde Bourboune », inRevue Romane, Copenhague,
Black-well Munksgaard,, p.).
pensée de sa continuité infinie comme celle de l’infinité des grains
de sable qui le composent
». Cette vaste étendue étincelante,
sem-blable à celle des origines, envahit les textes de Tahar Ben Jelloun
et crée une certaine tension dramatique et poétique. « La pensée a
besoin de métaphores spatiales
». En effet, pour lui, le décor,
élé-ment souvent fictif, ne joue pas le rôle d’un simple accessoire mais
fait participer le lecteur « dans un espace poétique et concret aux
étapes successives par lesquelles s’achemine le destin des héros
».
Ceux-ci, ayant besoin d’un site pour contenir leur moi fugace
et eff
a-cer leur échec, tentent l’impossible. Ils ne cessent de marcher pour
percevoir le désert et pour l’affronter. En effet, les sables édéniques,
lieu-source et espace-ressource, permettent un parcours intérieur et
un épanouissement de ces êtres qui, après avoir erré, recherché et
défié, se révèlent à eux-mêmes. Le désert benjellounien est donc une
rencontre dans l’espace-cosmos et dans le temps, la première sans
doute, poignante, absolue. La rencontre avec une étendue
d’inexpri-mables bonheurs remplie de dunes qui s’effritent pour se
reconsti-tuer sans cesse
.
Si les hommes ne peuvent pas y vivre tout le temps, c’est à cause
du soleil. Il s’y installe pour faire briller les roches et protéger les
ani-maux qui y vivent grâce à la chaleur et à la lumière. Le vent est ami du
soleil. Il est son complice et son confident. Souvent le vent raconte
des histoires au soleil ; il lui dit ses voyages ; il lui raconte le monde et
les hommes, les tempêtes et les ouragans Le vent est moqueur. Il est
libre et insaisissable. C’est lui qui lave le désert et refait les dunes. Il
les sculpte en les caressant jusqu’à en faire des collines de plusieurs
tailles et formes pour que le sable ne s’ennuie pas. Le vent efface
les traces des pas des dromadaires et des hommes. Quand il est en
colère, il soulève le sable, fait reculer les voyageurs et fait plier les
chameaux. Il se déchaîne pour isoler le désert et rendre sa traversée
impossible [...]. Si le désert est magique, c’est parce qu’il produit des
. Italo Calvino, « Trois variations sur le désert », inTraverses (Le désert), Paris,
Minuit,, p..
. Jean-Yves Tadié,Le récit poétique, Paris, PUF,, p..
. Louis-René des Forêts,Voies et détours de la fiction, Montpellier, Fata Morgana,
, pp.-.
. Le site, le désert notamment, est une spatialisation du personnage.
. Le désert de Tahar Ben Jelloun, pour le pied et la main, pour l’œil, ce n’est surtout
que du sable qui se forme et se déforme. Sable finalement indemne comme l’écriture.
miroirs et des images transparentes. C’est une fabrique de rêves de
toutes les tailles, de toutes les couleurs, pour les petits et les grands,
pour touts ceux qui besoin du rêve pour vivre et oublier la misère
.
Moha le fou, inventeur d’histoires
, porte-parole de l’auteur,
cir-cule à travers un Royaume de croyants, « dans la jungle des mots et
des pierres
» qui l’habitent et parlent à son insu. Son espace,
arrière-pays des arrière-pays, désert parfait, se trouve en fait dans les légendes et
les mythes qu’il réactualise volontiers, dans les rêves et les souvenirs
de ses frères, dans leurs visages qu’il réinvente, dans leur réclusion
solitaire. Le pouvoir de Moha, sa force, est dans les mots qui
mécon-naissent la loi, instaurent le doute et effraient. Le fou-sage, sorte de
Jh’a, insaisissable, parle
aux foules attirées et piégées : il peut tout
dire, il peut tout leur dire. En effet, sa folie devient un privilège au
ser-vice de l’errance de ses discours ; vers la fin du roman, Moha affirme :
Je ne suis qu’un homme pauvre. Un homme riche de sa folie, riche de
sa parole [...]. Aujourd’hui, ils ont confisqué ma vie, mais pas ma folie.
Ma folie déborde. Elle crève la terre et sort comme l’herbe sauvage
partout, entre les pierres, dans le sable, sur l’asphalte [...] ; oui, elle
déborde et tourne en sagesse, spirale jusqu’au ciel. Elle traverse la
terre, enivre les corps, enroule les nuages, et enchante les oiseaux
Pourtant, « rien ne change, rien ne bouge
». Tout est stérile sur
cette terre marocaine, chaude et meurtrie : « La route n’existe pas
. »
En effet, à la fin de son errance, il ne lui reste que le désert intérieur,
. « La rose des eaux », inRaconte-moi la vie(conte inédit de Tahar Ben Jelloun,
illustré par Mérième Ben Jelloun), Paris, Walt Dysney-Hachette,, p.et p..
. Le Maroc est la terre des conteurs par excellence. Ben Jelloun s’inspire de leurs
traditions : « Pour un écrivain, c’est une chance d’appartenir à ce peuple et à cette
terre parce qu’ils lui fournissent de quoi alimenter son imaginaire et enrichir son
uni-vers » (« Une terre plein d’énigmes et de splendeurs », inGéo, Paris, Presses,, n
o,
p.). Au Maroc, comme au Maghreb, l’importance de l’oralité est liée à la biographie
de Mahomet et aux origines de l’Islam. En effet, les révélations de l’archange Gabriel
au Prophète ont été directes et orales.
.Moha le fou Moha le sage, roman, Paris, Seuil,, coll. « Points Roman », n
o,
p..
. Comme Jh’a, Moha le fou-sage ne peut être réduit au silence. Sa parole est
lyrique, prophétique et décapante.
.Moha le fou Moha le sage, cité, pp.-.
.Ibid., p..
.Ibid.
nu et silencieux. Le vrai désert. Il ne reste à Moha que la pureté des
« sables des mots
» et celle des oasis. Conteur public et Homme du
désert, il finit par disparaître mais sa parole demeure, écho du
dis-cours maghrébin toujours recommencé.
De même, dansL’écrivain public, la compagne du protagoniste,
Dans le document
Poétique et imaginaire du désert
(Page 195-198)