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L’un des aspects les plus manifestes de Body Techniques est la forme sérielle que prend l’œuvre, une forme qui semble s’imposer spontanément lorsque vient le temps de véhiculer un message complexe à l’aide de la photographie. L’action de la coupe empêchant la photographie de

représenter le mouvement ou la répétition (Barthes 1961 : p. 133), d’autres moyens doivent être employés afin de lui conférer une portée narrative. Parmi ces moyens, la spécialiste de la culture photographique Liz Wells cite le photomontage, la séquence photographique, et les associations image-texte (Wells 2000 : p. 283). Les moyens retenus dans le cas de Body

Techniques sont la séquence d’images et l’utilisation du texte (que nous étudierons plus loin, avec

la légende photographique).

Présenter des images photographiques par série apparaît donc « naturel », mais n’est pas pour autant innocent, comme le remarque Walter Benjamin dès 1936 : « Les directives que donnent à l'amateur d'images les légendes bientôt se feront plus précises et plus impératives dans le film, où l'interprétation de chaque image est déterminée par la succession de toutes les précédentes. » (Benjamin [1936] 2003 : p. 33) Pour Benjamin, donc, la séquence d’images (ici celle du film) agit de manière analogue à – et même plus déterminante que – la légende, puisque la signification de chaque image s’additionne pour créer celle de la suivante. Roland Barthes souligne lui aussi le pouvoir évocateur de la série (ou séquence) photographique, l’identifiant comme l’un des « procédés de connotation » de la photographie :

[...] plusieurs photographies peuvent se constituer en séquences (c’est le cas courant dans les magazines illustrés); le signifiant de connotation ne se trouve plus alors au niveau d’aucun des fragments de la séquence, mais à celui (supra- segmental, diraient les linguistes) de l’enchaînement. (Barthes 1961 : p. 133)

L’observation de Barthes ajoute une nuance aux propos de Benjamin : la signification des photographies présentées en série est non pas fabriquée individuellement pour chaque image à partir des précédentes, mais devient plutôt visible au terme de leur assemblage. Mais cette action des composantes sur l’ensemble est réciproque : l’artiste et théoricien Allan Sekula ajoute qu’« un enchaînement d’images limite le caractère polysémique de chacune des images le composant24 » (Sekula 1984 : p. 14). Ainsi, chaque fragment de la séquence contribue à

construire une signification globale, mais la signification de chaque image est également affectée par celle se dégageant de l’ensemble.

24 Traduction libre : « [...] a loose concatenation of images limits the polysemic character of any given component

Body Techniques offre un excellent exemple du pouvoir de suggestion de la série ou séquence

photographique : on peut en effet douter que l’impact eut été le même si l’œuvre avait été constituée d’une photographie isolée. On peut le démontrer plus clairement en comparant deux œuvres se situant à chacun des extrêmes du spectre résistance/conformisme présent dans la série: Body Techniques (After Circles, Ulrich Rückriem, 1971), que nous avons, au premier chapitre, associée avec la portion de la série indiquant une attitude de résistance de la part du personnage joué par Young, et Body Techniques (After Lean In, Valie Export, 1976), que nous avons au contraire assimilée à une attitude de conformisme. Présentant le personnage martelant le sol du désert devant un arrière-plan suggérant une agglomération suburbaine d’allure monotone et uniforme, la reprise de l’œuvre de Rückriem par Young laisse deviner qu’en s’en prenant au paysage, le personnage exprime sa résistance aux valeurs qu’il incarne. Le cadrage très large suggère toutefois, nous l’avons souligné, l’apparente insignifiance de cette résistance face à l’immensité du panorama. Dans le cas de la reprise que fait Young de Lean In de VALIE EXPORT, le personnage adopte une position de repli sur soi, se moulant à l’angle droit formé par la plus haute marche d’un escalier, face vers le sol. Cette posture évoque la capitulation et/ou l’apathie de l’individu face à l’action normalisante des différentes structures (représentées par l’architecture) régissant la vie en société. Considéré individuellement, le propos de chacune de ces images est distinct, voire contradictoire. Envisagées ensemble cependant, les deux images constituent les deux côtés d’une même pièce : elles présentent deux attitudes qu’il est possible d’adopter (résistance et conformité) dans un contexte contraignant. La présentation en série a donc un effet indubitable sur la perception du « message » véhiculé par les photographies.

Ce qui se produit avec l’accumulation des images de Body Techniques peut être résumé par ces mots de l’artiste Gina Pane : « Une série d’images contiguës ou séquentielles représentant le même thème remplace la légende et permet de neutraliser la multiplicité des indications contradictoires pour ne laisser apparaître que l’intention identique à travers la série de vues successives. » (Gina Pane, citée dans Hountou 2000) L’intention identique se traduit, dans le cas de Body Techniques, par la récurrence de plusieurs éléments à travers la série. Le personnage qu’incarne Carey Young en est probablement le plus évident; sa présence continue et ses postures inattendues intriguent, d’autant plus lorsqu’on remarque sa tenue vestimentaire

distinctement corporative : on s’attendrait à voir un tel personnage assis dans un bureau ou une salle de conférence plutôt qu’étendu face vers le sol du désert. Sa présence dans cet environnement est d’entrée de jeu surprenante; ses postures le sont encore davantage. Le paysage singulier est sans aucun doute la prochaine composante qui arrête le regard : les conglomérats d’architecture futuriste aux couleurs pastel surgissant au milieu de cette plaine désertique ont de quoi surprendre. Combinés, ces constats mettent à l’avant-plan la relation conflictuelle que traduisent les poses inusitées que le personnage adopte en réponse à son environnement. Tous ces détails traduisent la rigidité du contexte représenté dans Body

Techniques, et insistent sur la réaction de l’artiste à ce contexte : parfois soumis, parfois

contestataire, le personnage apparaît toujours incapable de s’extirper de cette situation.

Là réside donc toute l’importance du caractère sériel de Body Techniques : la juxtaposition des images, en soulignant leurs similarités et minimisant leurs différences, permet d’obtenir une narrativité qui n’existe pas dans une image individuelle. Analysée individuellement, chacune de ces images véhicule son propre discours limité. Combinées, cependant, ces huit œuvres s’inscrivent dans une forme narrative faisant ressortir une seule et même idée : celle de l’existence d’un paradoxe important au sein de la sphère de l’art contemporain, qui selon le point de vue, a) permet aux artistes de critiquer le système auxquels ils participent; ou b) les force à participer au système qu’ils critiquent.