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Chapitre 2 La discorde à bord

3.2. Des amitiés qui se développent en mer

3.2.3. Séparations et retrouvailles

Les deux périodes durant lesquelles les deux navires furent séparés (du 10 juin au 21 septembre 1801 et du 8 mars au 28 juin) ont incité plusieurs membres des équipages à écrire sur leur crainte de ne plus jamais revoir leurs camarades88. Les dangers de la navigation en eaux inconnues étaient nombreux, mais le naufrage était l’un des sorts les plus redoutés89. Leschenault donne une description vivide de cette peur lorsqu’il craint avoir perdu ses camarades du Naturaliste :

Depuis le golfe du Géographe nous étions séparés de la corvette du Naturaliste un mois s’était écoulé depuis notre arrivée à Timor chaque jour nous espérions le voir arriver à ce dernier rendez- vous; son retard ne nous laissait presque plus aucun doute qu’elle n’eut fait naufrage, notre pensée nous rappelait nos malheureux compagnons elle nous présentait le tableau déchirant de nos amis périssant au milieu des flots, ou errants sur une côte sauvage, ces pensées fatigantes et sinistres furent enfin remplacées par des sensations plus douces, le 4e jour complémentaire on vit paraitre à l’ouest un bâtiment, nous espérâmes que c’était le Naturaliste et nos espérances ne furent point vaines, le même jour nous embrassâmes nos amis après 3 mois et demi de séparation et la joie remplit entièrement nos âmes90.

87 The University of Sydney (2012), « Journal et autres documents d’Hyacinthe Hypolite Yves Philippe Potentin de Bougainville », pièce 5, p. 5, http://sydney.edu.au/arts/research/baudin/pdfs/bougainville.pdf. 88 C’était particulièrement le cas des membres d’équipage du Géographe, car c’est le Naturaliste qui était en retard au point de rendez-vous.

89 Delphine Tempère, « Marins et missionnaires face aux dangers des navigations océaniques au XVIIe siècle : Catastrophes, recours matériels et médiations spirituelles », e-Spania [En ligne] no 12 (2011, décembre), http://e-spania.revues.org/20832.

90 Leschenault écrit ces lignes lors de la première relâche à Timor, soit en 1801. Le Géographe arrive à Kupang le 22 août alors que le Naturaliste le rejoint un mois plus tard. ANF, AM, 5 JJ 56, Leschenault, « Extrait de la Relation de l’Expédition », Suite de mon Séjour à Coupang (sans date), p. 117.

Le soulagement de retrouver leurs collègues sains et saufs après des mois d’attente sans signe de vie était généralisé à bord des deux navires91. Ronsard avait même compté le nombre de jours qui s’étaient écoulés depuis leur séparation, ce qui accentua sa joie de retrouver les passagers de leur navire de conserve : « Nous avons retrouvé à cette relâche le Naturaliste. Il y arriva le 4e jour complémentaire après 4 mois et 12 jours de séparation. Nous avions les uns et les autres beaucoup d'inquiétude et ce rapprochement nous causa de part et d'autre un plaisir bien réel92. » C’était surtout le manque de nouvelles qui rendait la disparition de n’importe quel navire si inquiétante. Leschenault, qui mentionne dans une note de son journal que les naufrages étaient fréquents dans le détroit de Bass, rapporte plusieurs nouvelles de naufrages récents, comme celui d’une goélette française qui était sortie de Port Jackson à peine un mois avant eux, dont une partie de l’équipage avait été recueillie par un navire anglais93. La présence de témoins capable de raconter la catastrophe avait l’avantage d’apporter des réponses aux proches des disparus. Comme le souligne Delphine Tempère, « Le drame du naufrage a ceci de particulier qu’il conjugue l’absence de sépulture en terre mais également l’absence, bien souvent, de témoins pour décrire la catastrophe. Des équipages entiers disparaissent ainsi engloutis dans les flots sans que personne ne puisse expliquer les causes du désastre94 ». Sans nouvelles du Naturaliste, les membres du Géographe pouvaient difficilement imaginer autre chose que le pire et angoisser à l’idée de ne jamais connaître le sort de

91 Voir la citation de Brüe plus bas, qui était à bord du Naturaliste avant la première relâche à Timor. ANF, AM, 5 JJ 57, Brüe, « Journal de la Corvette », en date du 3 au 4 jour complémentaire an 9 [20-21

septembre 1801], p. 52.

92 ANF, AM, 5 JJ 28, François-Michel Ronsard, « Journal de Monsr Ronsard, Voyage de Mr. Baudin », en date du 4 complémentaire [21 septembre 1801], p. 78.

93 ANF, AM, 5 JJ 56, Leschenault, « Extrait de la Relation de l’Expédition », en date du 19 ventôse an 10 [10 mars 1802], p. 176.

leurs collègues, ce qui fait écho au mystère de la perte de l’expédition de La Pérouse, que la nation française cherchait encore à élucider des décennies après le voyage de Baudin.

De plus, les circonstances dans lesquelles les vaisseaux se perdaient de vue n’aidaient pas à rassurer les uns sur le bien-être des autres. Le mauvais temps en était souvent la cause, comme les tempêtes et de forts vents, qui laissaient présager le naufrage :

[…] nous fumes un instant dans un très grand danger ; ce coup de vent qui dura 3 jours nous sépara du Naturaliste qui ne nous rejoignant pas nous donna lorsque les vents devinrent maniables, nous donna sur son sort les plus vives inquiétudes. Le Géographe n’avait pu que très difficilement se relever du fond du golfe, lui qui tenait beaucoup mieux le vent que le Naturaliste ; que devions- nous penser du sort de nos amis? Les plus sinistres pensées fatiguaient l’âme de chacun de nous95.

Sachant que le Géographe était le plus manœuvrable des deux navires, les chances que l’équipage du Naturaliste ait réussi à sortir leur vaisseau indemne du golfe ne paraissaient pas

bonnes pour Leschenault96. C’est au moment de les revoir en vie que la plupart des officiers

et aspirants osèrent écrire sur leurs peurs antérieures, qui étaient d’autant plus fondées que le

mauvais temps avait empêché les équipages de s’aider mutuellement : « Ce fut avec une

vive joie que nous revîmes nos compagnons de voyage que nous croyons perdus. Ce qui était d'autant plus probable qu'ayant été séparés lors d'un temps affreux, et en cherchant chacun à nous sauver d'un péril presque inévitable, nous avions tout à craindre l'un pour l'autre97 ». L’aspirant Adrien Hubert Brüe, qui arrive à Kupang à bord du Naturaliste et y trouve le Géographe, note lui aussi le contexte de la séparation des deux navires, ce qui lui avait fait croire au pire lorsqu’il n’avait pas retrouvé ses camarades au prochain point de rencontre désigné. Or, ce genre d’inquiétude, avant les retrouvailles, n’est pas même

95 ANF, AM, 5 JJ 56, Leschenault, « Extrait de la Relation de l’Expédition », en date du 19 prairial an 9 [8 juin 1801], p. 33.

96 Le Géographe était reconnu comme le plus manœuvrable des deux navires par tous les membres de l’expédition,

97 ANF, AM, 5 JJ 57, Brüe, « Journal de la Corvette », en date du 3 au 4 jour complémentaire an 9 [20-21 septembre 1801], p. 52.

suggérée dans les journaux des passagers du Naturaliste, pourtant en situation périlleuse. Cette absence révèle un certain refus de perdre espoir; l’idée que ces hommes avec qui ils voyageaient depuis des mois aient pu périr comme tant d’autres dans des circonstances terrifiantes était trop bouleversante pour être écrite sur papier et devenir une possibilité réaliste à affronter. La joie de voir leurs camarades vivants ne diminuait pas la peur des naufrages et des autres dangers de la mer, mais aidait à poursuivre une mission périlleuse sans avoir à la faire seuls.