III.1. Mécanisme général
Si nous comprenons facilement que les différences morpho-anatomiques,
physiologiques et comportementales entre espèces procèdent d’adaptations à leurs milieux et résultent d’un processus de sélection naturelle, certaines caractéristiques ne semblent pas répondre à l’exigence d’un tel mécanisme (Darwin, 1871). Un exemple classique concerne la
queue du paon bleu (Pavo cristatus), ornée de plumes iridiscentes présentes uniquement chez
les mâles. Darwin (1871) a remarqué que ce trait qu’il jugeait « extravagant » posait un
problème à sa théorie de l’évolution par sélection naturelle. En effet, la queue du paon mâle
constitue un encombrement majeur qui limite fortement ses déplacements dans les airs, sans
ajouter le fait que la couleur des plumes attire plus facilement les prédateurs. Darwin (1871)
remarqua également que ces ornements sont absents chez les femelles et les juvéniles,
l’amenant à conclure qu’il n’y a probablement aucun avantage à les arborer en termes de survie. En effet, si les plumes de la queue du paon étaient d’une quelconque utilité contre les prédateurs, les femelles et les jeunes en seraient également dotées. Darwin (1871) propose alors que le tri
des caractéristiques morphologiques pouvait s’effectuer non pas uniquement en fonction des avantages qu’elles procurent aux individus en termes de survie, mais en fonction de ce qu’elles peuvent apporter en termes d’accès à des partenaires sexuels. Il nomme ce processus sélection sexuelle et le distingue de celui de sélection naturelle. Il prit soin de restreindre ce mode de
sélection aux caractères sexuels secondaires, et fut le premier à relier ce mécanisme au
dimorphisme sexuel qu’il observa chez de nombreuses espèces, comme le plumage des oiseaux de paradis ou les bois des cervidés, observés uniquement chez les mâles.
Ainsi, la sélection sexuelle peut être définie comme le processus par lequel certaines
caractéristiques sont sélectionnés en raison des avantages qu’elles confèrent aux individus qui les possèdent dans l’accès aux partenaires sexuels. Elle peut être considérée comme une
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variante de la sélection naturelle (Cézilly & Allainé, 2010). En ce sens, trois conditions doivent
être simultanément remplies afin qu’elle puisse opérer :
· Il doit exister une variation pour un trait entre individus de même sexe.
· Des variantes particulières de ce trait doivent influencer la capacité de certains individus
à accéder à un nombre plus ou moins grand de partenaires sexuels.
· Le trait et sa variation doivent être héritables.
Darwin (1871) a également suggéré qu’il existait plusieurs moyens d’accéder à des
partenaires sexuels, pouvant mener à l’évolution de caractéristiques distinctes : la sélection
intrasexuelle et la sélection intersexuelle. Il est généralement admis que le dimorphisme sexuel
résulte de l’action de l’un de ces deux processus.
i. Compétition intrasexuelle
Darwin (1871) formula l’idée que lorsque la compétition implique un affrontement
physique entre les individus d’un même sexe, la sélection sexuelle devrait favoriser toute caractéristique renforçant la force physique ou l’endurance des individus, ou dans une moins mesure une caractéristique diminuant celles des adversaires. Ce mécanisme est nommé
sélection ou compétition intra-sexuelle.
Cette compétition aboutit généralement à l’évolution d’« armes » au sens large, c’est-à- dire des attributs offensifs tels que les bois chez les cervidés ou à un développement renforcé
d’un trait dans l’un des deux sexes, comme les cornes chez les aurochs. Ces attributs peuvent également être défensifs tels que la crinière des lions. Toutefois, elle peut aussi aboutir à un
dimorphisme relativement important en termes de force physique ou de taille corporelle,
comme c’est le cas chez les gorilles et les éléphants de mer. De manière générale, cette compétition est généralement observée chez les mâles d’une espèce et lorsqu’elle est
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femelles, regroupées en harem comme chez les cerfs rouges, les gorilles, les éléphants de mers
ou les lions.
ii. Compétition intersexuelle
Darwin (1871) formula également l’idée que les femelles pouvaient aussi agir en tant
qu’arbitre de la compétition entre les mâles, en favorisant ceux pourvu de certains attributs telles que les plumes extravagantes des oiseaux de paradis. Cette forme de compétition
s’apparente au choix exercé par les individus d’un des deux sexes. Ce mécanisme correspond à ce que l’on nomme la sélection ou la compétition intersexuelle, et plus couramment au choix de partenaire.
Globalement, la qualité phénotypique est variable entre les individus. Puisqu’ils ne sont pas équivalents, le fait de choisir, plutôt que de prendre au hasard, peut permettre à un individu
d’augmenter sa valeur reproductive (Geary, Vigil, & Byrd‐Craven, 2004). Dans ce contexte, le choix de partenaire peut être défini comme une stratégie augmentant la probabilité de
s’accoupler avec certains individus par rapport à d’autres (Halliday, 1983). Dans nombre d’espèces, c’est généralement le choix (ou les préférences) des femelles qui appliquera une pression sélective sur les mâles. Toutefois, il existe quelques espèces où les rôles sexuels sont
inversés et où le mâle exerce un choix comme chez le jacana noir, les phalaropes et les
hippocampes.
Le choix de partenaire aboutit généralement à l’évolution d’ornements, qui ont été bien
étudiés chez les oiseaux, comme les plumes extravagantes du paon, les chants particulièrement
remarquables chez l’alouette des champs ou encore les parades chez les oiseaux de paradis.
Les mécanismes de compétition intrasexuelle et intersexuelle sont illustrés dans la
58 III.2. Conclusion
Après une description succincte de la parole humaine et des deux grands mécanismes
de la sélection sexuelle (i.e. compétition intra- et intersexuelle), nous allons maintenant pouvoir
intégrer et considérer l’évolution de la voix humaine sous différents aspects : 1) les préférences vocales dans les deux sexes, 2) leurs interprétations évolutives, 3) les liens entre paramètres
vocaux et succès copulatoire et reproducteur, 4) la flexibilité du comportement vocal, et enfin
5) une perspective originale sur des unités supérieures du langage.
Figure 10. Mécanismes du choix de partenaire (gauche) et de la compétition entre individus de même sexe (droite), en utilisant les vocalisations comme exemple. Dans le cas du choix d’un partenaire, la femelle va préférer certains chants plutôt que d’autres. Notons également que dans ce cadre, la vocalisation et la préférence doivent être héritables. Dans le cas de la compétition intrasexuelle, le mâle possédant des vocalisations capables de repousser les compétiteurs est celui qui accédera aux partenaires sexuels.
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