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B Ruyer face à Merleau-Ponty Similitudes

A la p 45 de l'ouvrage Ruyer admet que le « cerveau peut très bien, dans son fonctionnement massif, être remplacé par des machines (...). Les fonctions cérébrales molaires sont déjà vicariées par de nombreux mécanismes automatiques ». L'exemple, récent, du robot évoqué plus haut n'aurait pas surpris Ruyer qui était tout à fait conscient du type de ces possibilités. Le fonctionnement massif qui s'oppose à l'activité proprement dite est partagé par l'organisme et la machine. Il peut être décrit dans l'espace-temps habituel par des événements se déroulant de proche en proche : en dernière instance opérations binaires dans la machine informationnelle qui enclenche tel ou tel mouvement, réactions physico-chimiques se déroulant de proche en proche dans l'organisme comme pour la régulation du sucre par exemple. Ruyer oppose à la notion de fonctionnement celle d'activité qui elle appartient en propre au vivant. Cette dernière se définit comme la réalisation d'une norme par l'organisme qui n'est pas elle-même dans l'organisme mais le survole et organise ainsi ce dernier en vue de son accomplis- sement. Dans l'organisme les normes ne sont pas simplement matérialisées par un montage qui fonc- tionne comme c'est le cas pour la machine, mais dominent le montage. Ruyer, pour illustrer son pro- pos prend l'exemple d'une calculatrice : « pour diviser 84 par 3, après avoir soustrait deux fois 3 de 8, elle continue aveuglément à soustraire 3 de 2, sans être capable de survol et de prévision »61. L'homme, capable de survol, ne répète pas aveuglément une opération qu'il a peut-être déjà accompli plusieurs fois parce qu'il voit bien qu'elle est vaine. Capable de prendre du recul sur la situation il anticipe. La machine ne réalise que les opérations pour lesquelles elle est programmée et les répète de proche en proche sans être capable de prendre du recul sur le problème à résoudre. Problème qui n'existe natu- rellement que pour l'homme. On pourrait penser que cette faculté ne correspond, à la vue de l'exemple donné, qu'à la conscience réflexive. Pas du tout. Pour Ruyer, cette domination du substrat par les valeurs s'entend à la totalité de l'organisme. Il est donc conduit 62 à distinguer entre conscience orga- nique et conscience sensorielle. La seconde est ce que nous appelons ordinairement conscience. Elle est associée au cerveau et « contient des informations apportées par les organes sensoriels ». La pre- mière est « informée par la forme de l'organisme, ses instincts formatifs, et ses instincts dirigés vers

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un Umwelt spécifique ». La conscience organique est un principe ordonnateur composé de normes qui présidé à la formation de l'organisme et à l'accomplissement de ses fonctions. L'exemple de la réorganisation fonctionnelle que prend Merleau-Ponty chez l'hémianopsie à la page 55 de La struc-

ture du comportement est typique de ce que Ruyer identifierait comme l'action de la conscience pri-

maire. L'hémianopsie est une maladie qui touche la moitié du champ visuel. Côté droit ou gauche, le sujet est aveugle. Or cet état provoque rapidement une réorganisation des récepteurs sur la rétine pour permettre le recouvrement, bien que flou, de la totalité du champ visuel. Ainsi, pour Ruyer, l'orga- nisme, façonné par la conscience primaire laquelle survole ses opérations, est réorganisé par elle en vue de l'accomplissement des fonctions, en l'occurrence, la vision. Le substrat est ici dominé par la norme, elle n'est pas simplement matérialisée en lui.

C'est donc à partir de l'idée d'un survol des thèmes par rapport à l'étendue que Ruyer pense la différence avec la machine. Nous allons l'accompagner dans son raisonnement qu'il poursuit à travers l'exploitation d'exemples proches de ceux de Merleau-Ponty. A la page 53 de son ouvrage, Ruyer rapporte une expérience de Lashley. Il faut des lésions très importantes du cortex pour ralentir et non pas rendre impossible l'apprentissage. Plus de 60% de la surface totale du cortex pour l'apprentissage de la boîte à deux pédales, plus de 30% pour la boîte à manipulations. La localisation n'a pas d'im- portance et le retard d'apprentissage, nul dans les lésions de faible étendue, est proportionnel, quanti- tativement, à l'étendue des grandes lésions, quelle que soit leur localisation. Ainsi, « la surface corti- cale ne fonctionne pas comme une surface matérielle avec des propriétés géométrico-physiques (...). Par elle, des thèmes signifiants se transforment en schèmes d'action (cortex moteur et frontal anté- rieur) ou inversement des patterns sensoriels viennent évoquer des significations (cortex postérieur). Thèmes et significations ne sont pas en principe localisables ». En effet, l'apprentissage peut s'effec- tuer à n'importe quel endroit du cortex si tant est qu'une partie suffisante n'est pas endommagée. Il y a donc ici une indifférence entre la fonction et le substrat, ce qui conduit à penser que la capacité d'apprendre ne se situe pas dans l'organe proprement dit. Elle est, pour reprendre le terme de Ruyer, simplement évoquée par lui quand besoin est mais en aucun cas produite.

Les analyses de Ruyer et Merleau-Ponty sont en réalité très proches. Nous pourrions d'ailleurs reprendre à ce stade l'expérience des rats dont on analyse la coordination des mouvements ainsi que leur comportement dans le labyrinthe et son interprétation par Merleau-Ponty pour lui faire dire plus que ce que nous en avons tiré. Elle ne permet pas seulement d'entériner la différence entre vivant et automate mécanique mais permet aussi d'affirmer cette différence avec des automates information- nels capables de remplir des tâches complexes. Notre argument est simple et reprend celui de Mer- leau-Ponty en le transposant. S'il est possible de corréler tel type de fonctionnement à tel réseau de neurones artificiels (par exemple corréler tel réseau à la reconnaissance des formes, tel autre à au déplacement dans une pièce et à l'évitement des obstacles) et s'associer le disfonctionnement de l'un au disfonctionnement de l'autre, on ne pourra le faire que de l'extérieur. Au contraire pour le rat, différentes facultés distinctes d'un point de vue anatomiques sont intimement reliées entre elles par une signification qui rayonne de l'intérieur et se déploie dans des activités distinctes d'un point de vue anatomique. Ainsi, pour reprendre l'exemple, la capacité à se situer dans le général se retrouve tant dans la coordination des mouvements que dans le repérage au sein du labyrinthe. Cette unité indécomposable qui caractérise le vivant et se repère dans des significations ne peut être que mala- droitement singée par la machine.

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- Différences

Nous avons abondamment utilisé nos deux auteurs dont nous avons assez montré les similitudes. Il s'agira maintenant de dégager leurs différences. Leurs adversaires sont les mêmes ou du moins ils l'auraient été s'ils avaient écrit ces livres à la même époque. On a d'ailleurs montré qu'une analyse de Merleau-Ponty bien qu'antérieure peut tout à fait s'attaquer aux adversaires de Ruyer. Aux mécanismes qu'on a appelé classiques et informationnels ils opposent respectivement les concepts de forme et de conscience primaire. Ils sont tous deux sensibles à la capacité qu'a l'organisme à s'autoorganiser et à poser des buts irréductibles à un simple fonctionnement (pour Ruyer), à une simple corrélation prééta- blie (pour Merleau-Ponty). Ils en arrivent tous deux à l'idée d'un nécessaire dépassement de l'espace- temps de la physique classique. Mais à notre avis, là où Ruyer va jusqu'au bout, Merleau-Ponty s'arrête au milieu du chemin. En effet, par la notion de forme il se contente d'indiquer ces caractéristiques du comportement qui ne peuvent être décrites que par des significations ou par l'accomplissement de but (encore une fois sans possibilité de les réduire au mécanisme) mais se refuse à supposer une instance d'où émaneraient ces fins et ces buts. Ruyer quant à lui émet cette hypothèse, la seule possible à notre avis pour se permettre de comprendre ce qui réellement se passe dans la nature. Mais ce pas Merleau- Ponty le pense illégitime. Lui qui voulait en finir avec ce qu'il appelle au début du livre "l'analyse réelle" se propose d'exposer des schémas théoriques décrivant au mieux de ce qui se donne au sujet connaissant sans préjuger de la nature des relations de cause à effet qui se déploient dans le réel. Ainsi, l'ordre pour lui doit rester "une catégorie descriptive"63 et il n'y a pas lieu de ce qui l'engendre : « il est inutile de supposer un "pouvoir d'aiguillage" "caché derrière" les mécanismes cérébraux par lesquels il se réa- lise » 64. Après avoir analysé la façon dont convergent et diffèrent les réflexions de Ruyer et Merleau- Ponty nous allons nous demander si leurs idées sont encore pertinentes aujourd'hui.