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Chapitre IV : Rutlidge : l’autodafé de livre dans le Bureau d’esprit

4.1 Rutlidge et le théâtre

Né à Dunkerque en 1742, d’un père d’ascendance irlandaise et de petite noblesse, et d’une mère française, Jean-Jacques Rutlidge (ou Rutledge) commence sa carrière littéraire après des études chez les jésuites et un bref séjour dans un régiment de cavalerie. Il publie d’abord une tragédie (Thamar, 1769), un essai (An Account of the Character and Manners of the French, 1770) et une adaptation (Le retour du philosophe, ou le village abandonné, poème imité de l’anglais du Dr Gooldsmith [sic] par le chevalier R***, 1772 : il s’agit d’une imitation du poème The Deserted Village, d’Oliver Goldsmith). Rutlidge s’installe à Paris en 1776, année au cours de laquelle paraissent, à Liège, le Bureau d’esprit et, à Londres, un récit intitulé la Quinzaine anglaise à Paris, ou l’art de s’y ruiner en peu de temps312. Une autre

comédie suivra le Bureau d’esprit, soit les Comédiens ou le foyer, en 1777, de même que des Essais politiques sur l’état actuel de quelques puissances. Les genres pratiqués par Rutlidge, auxquels il faut ajouter le journalisme, car il rédigera en 1778- 1779 un périodique, le Babillard, montrent la diversité de ses intérêts.

Dans les années qui suivent, continuant d’écrire et de publier, mêlé à des débats dont celui de la liberté de la boulangerie, Rutlidge attire sur lui l’attention des

312 Jean-Jacques Rutlidge, la Quinzaine anglaise à Paris, ou l’art de s’y ruiner en peu de temps,

édition de Roland Mortier, Paris, Honoré Champion, coll. « L’Âge des Lumières », 2007, 209 p. ; ci- après « la Quinzaine ». Rutlidge écrit une suite à la Quinzaine, et les deux ouvrages seront publiés ensemble, en 1777, sous le titre Premier et second voyage de mylord de *** à Paris, contenant La quinzaine anglaise et Le retour de Mylord dans cette capitale après sa majorité, par le chevalier R*** : introduction à la Quinzaine, p. 13.

autorités et est incarcéré à deux reprises. Décrit en octobre 1793 comme un « agitateur […] d’origine anglaise313 », il est emprisonné une troisième fois ; libéré, il

meurt des privations subies pendant sa captivité, au printemps 1794314.

La préface de la première édition du Bureau d’esprit (automne 1776) expose, d’entrée de jeu, l’idée qu’il est possible pour un auteur de comédies, malgré d’illustres devanciers, de mettre en scène des caractères nouveaux, contemporains : « le champ où Thalie peut moissonner est inépuisable, parce que les sottises et les ridicules des hommes sont sans bornes, et que personne ici-bas n’en est exempt », écrit Rutlidge ; d’ailleurs, l’auteur lui-même accepterait que l’on se moque de lui315.

L’« attentat de lèze-Philosophie » qu’il affirme commettre se justifie par la nécessité de dénoncer la dictature des gens de lettres, car « les décrets irrévocables des Auteurs privilégiés sont les fléaux des Arts et des Sciences316 ».

La peinture des philosophes et de la salonnière, dans le Bureau d’esprit, est faite sur fond d’intrigue amoureuse. D’Olmont fils aime Henriette ; il arrive avec son père chez Mme de Folincourt, tante de la jeune fille, pour arranger le mariage. Le sort d’Henriette et de sa sœur Angélique dépend des largesses de leur tante, qui entend donner ses nièces à des « hommes célèbres317 ». Angélique semble vouloir suivre

l’exemple de Mme de Folincourt en tant que protectrice des gens lettrés. Sous la direction de la futée Lisette, d’Olmont joue — fort bien, car il est instruit — le savant. Il feint de préférer Angélique et gagne la faveur de Mme de Folincourt, à l’aide d’une prétendue lettre de Voltaire qui recommande le jeune homme à la tante. Le dénouement du volet amoureux, comme c’est souvent le cas dans la comédie classique, voit d’Olmont épouser Henriette. D’Olmont père promet de trouver pour

313 Pierre Peyronnet, introduction générale, p. 21.

314 Les faits relatifs à la vie et aux œuvres de Rutlidge sont tirés des introductions, par Pierre Peyronnet

et par Roland Mortier, respectivement, au Bureau d’esprit et à la Quinzaine. Roland Mortier détaille les activités de Rutlidge pendant la Révolution.

315 Bureau d’esprit, première préface, p. 95. 316 Ibid., p. 96.

Angélique, dépitée, un autre « grand garçon » comme son fils, ce à quoi Mme de Folincourt réplique, « qui ait autant d’esprit 318? »

Dans la préface de la seconde édition, répondant à des critiques sur le style de sa pièce, Rutlidge écrit :

On paraît avoir perdu de vue que le langage de cette production devait être celui de la société ordinaire, où l’on n’étudie point aussi scrupuleusement ses paroles et ses phrases. […] Quiconque écrit pour le Théâtre a bien du monde à satisfaire. Si le désir qu’il a de plaire se borne à cette classe qui ne rit que du bout des lèvres et à qui il faut des traits qui chatouillent à peine, tous les partisans de la bonne joie s’en retournent froids et mécontents. Molière n’a réuni tous les suffrages que par le mélange heureux de ce qui pouvait égayer tout le monde […]319.

Le parti pris en faveur d’un théâtre pour tous, et qui adopte le langage de tous, se retrouve chez Mercier, qui écrivait en 1773, dans Du théâtre, ou nouvel essai sur l’art dramatique : « [Nos pièces] sont muettes pour la multitude, elles n’ont point l’âme, la vie, la simplicité, la morale et le langage qui pourraient servir à les faire goûter comme à les faire entendre320. »

Pierre Gobin est toutefois d’avis que Rutlidge innove par rapport à Mercier, au plan de la théorie du drame, dans la critique des règles classiques d’unité de temps et de lieu (mais non d’action) exprimée par le personnage de Bouillac lorsqu’il s’adresse au jeune narrateur de la Quinzaine anglaise :

La loi rigoureuse qu’ils appellent des trois unités, nécessite cette monotonie d’exposition qui paraîtrait souvent ridicule si l’habitude n’empêchait de faire attention à leur absurdité. Un acteur en instruit un autre, en rimes très sonores, de sa généalogie, de sa naissance, de l’histoire de ses parents ou de quantité d’autres choses qu’il doit savoir mieux que lui. […] L’unité de lieu contraint ensuite l’auteur à faire mouvoir ses personnages comme des marionnettes, en les faisant revenir sans cesse, d’une manière bizarre et puérile, dans une galerie

318 Ibid. (V, 8), p. 233.

319 Ibid., seconde préface, p. 103-104.

320 Louis-Sébastien Mercier, « Épître dédicatoire », Du théâtre, ou nouvel essai sur l’art dramatique,

dans Mon bonnet de nuit. Du théâtre, édition établie sous la direction de Jean-Claude Bonnet, Paris, Mercure de France, 1999, p. 1135. Au chapitre « Salle de spectacle » de l’An 2440, Mercier écrit dans une note : « l’art dramatique, qui n’est autre chose qu’une peinture simple, fidèle, animée des mœurs contemporaines et subsistantes » : l’An deux mille quatre cent quarante. Rêve s’il en fut jamais, édition, introduction et notes par Raymond Trousson, Paris, Ducros, 1971, p. 225-226, n. 3.

du palais. […] [La tragédie classique] n’offrira qu’un ensemble languissant et défectueux, où l’on sera tout au plus dédommagé par la richesse et la beauté des détails321.

Il en va différemment de la comédie : « L’impitoyable chimère du goût, qui rétrécit si fort le champ où l’esprit peut s’exercer, a de moindres conséquences relatives à un genre moins élevé », poursuit Bouillac322. Pierre Gobin écrit :

nous avons là un discours nouveau en France qui remet en question l’esthétique du Temple du goût, non en fonction de critères « moraux » et pour proposer un drame nouveau, comme Mercier, mais dans le cadre même du système générique « classique »323.

Le « goût », dont Rutlidge conteste l’importance, est le cheval de bataille de Voltaire dans sa lutte contre le théâtre shakespearien. Shakespeare, dit Bouillac, a délivré la scène anglaise « des entraves que l’antiquité avait consacrées, et a élargi ses lois324 ». La Quinzaine anglaise, texte contemporain du Bureau d’esprit, éclaire le

refus par Rutlidge d’une dictature sur ce qu’il convient ou non d’admirer en matière théâtrale.

Pour comprendre les positions de Rutlidge dans le monde du théâtre de son époque, il faut, comme le souligne Benoît Melançon, « délaisser les classements tout faits » en ce qui le concerne325, lui qui d’ailleurs dédie le Bureau d’esprit « à tous les

Gens de lettres désintéressés, et qui ne sont d’aucun parti326 ». La dédicace, et

l’anonymat de la première publication du Bureau d’esprit, incitent Gregory S. Brown à qualifier Rutlidge de « Playwright and Anti-Man of Letters », qui utilise son théâtre à des fins polémiques et refuse d’essayer de se tailler une place au sein des institutions littéraires de l’époque :

321 La Quinzaine, p. 137-138. 322 Ibid., p. 138.

323 Pierre Gobin, « Rutlidge praticien et théoricien du théâtre », dans Actes du huitième congrès

international des Lumières II (Bristol, 21-27 juillet 1991), Studies on Voltaire and the Eighteenth Century, no 304, Oxford, Voltaire Foundation, 1992, p. 1231.

324 La Quinzaine, p. 137.

325 Benoît Melançon, « La vulgate », dans Didier Masseau (dir.), le XVIIIe siècle. Histoire, mémoire et rêve. Mélanges offerts à Jean Goulemot, Paris, Honoré Champion, 2006, p. 153.

by writing plays as satirical pamphlets rather than dramaturgical exemplars, Rutlidge showed that he remained uninterested in penetrating into such institutions or seeking to be accepted within these networks. […] Nevertheless, Rutlidge’s pamphlets purported to extend the patriotic journalistic campaign begun by these earlier writers [Mercier, Cailhava] in that he similarly claimed to speak of, by, and for the public against the illegitimate power of the court, le monde, and the royal theater327.

Rutlidge a peut-être été reçu chez Marie-Thérèse Geoffrin328, et le Bureau

d’esprit est certes une satire des salons littéraires. Mais le personnage de d’Olmont père, à la fin de la pièce, entrevoit la possibilité que lui et son fils, après le mariage du jeune homme avec la nièce de Mme de Folincourt, se joignent à sa société de savants et de lettrés : « D’OLMONT, père : Ah ça, d’Olmont, je t’enjoins de te rendre digne d’être bientôt un adepte. Si les illustres veulent bien me le permettre, je me flatte de tenir mon coin parmi eux, pour le moins à table329. » La réplique peut être lue, dans la

logique du personnage, comme un accommodement, ou au plan formel comme une pirouette permettant de finir la comédie en évitant que le genre théâtral devienne un pamphlet.

4.2 Salons réels et imaginaires : Mme Geoffrin, Cydalise, Mme de Folincourt

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