• Aucun résultat trouvé

Bien que les références directes à l'œuvre de Bultmann soient assez rares à travers l'œuvre de Gadamer, il faut admettre que les similarités thématiques entre les réflexions de ces deux héritiers de la pensée heideggérienne sont nombreuses et cruciales. En effet, en plus de la curieuse proximité entre le titre d'abord envisagé pour Vérité et méthode, à savoir «Verstehen und Geschehen », et celui du recueil d'essai de Bultmann intitulé «Glauben und Verstehen» 79, ils ont tous deux défendu l'autonomie du texte et l'autorité de sa vérité dans l'interprétation contre le principe herméneutique de la mens auctoris, stipulant que le sens d'un texte doit être compris par rapport à l'intention de son auteur, en plus d'insister, dans le sillage de Heidegger, sur le rôle fondamental que joue la précompréhension de l'interprète – qui est à la fois une compréhension de la «chose du texte» et de soi-même – dans l'interprétation.

5.1 Précompréhension et relation vivante

Si l'œuvre de Bultmann ne propose pas de philosophie systématique, on peut néanmoins considérer que c'est le phénomène de la compréhension des textes, et plus particulièrement celle des textes sacrés, qui offre un fil conducteur à ses réflexions. Sa position sur l'interprétation, exposée dans « Das Problem der Hermeneutik »80, s'oppose directement à la démarche méthodologique héritée de Schleiermacher et de Dilthey, selon laquelle il faudrait comprendre un texte ou un événement à partir de l'individualité qui l'a engendré ou des circonstances sociohistoriques qui l'ont vu naitre. Alors que cette approche devait fournir un fondement objectif à l'interprétation, Bultmann lui reproche d'interdire toute compréhension directe du contenu réel des textes, qui sont plutôt considérés comme des sources permettant de saisir autre chose, que ce soit la pensée de l'auteur ou l'esprit d'une époque.

Au lieu de partir de l'auteur du texte, Bultmann aborde le phénomène de la compréhension à partir du lecteur: selon lui, toute compréhension est dirigée par un questionnement qui donne une direction à l'ensemble de la démarche interprétative et

79 GRONDIN, J. « Gadamer and Bultmann », dans Philosophical Hermeneutics and Biblical Exegesis,

Tübingen : Mohr Siebeck, 2002, 121-122.

80 BULTMANN, R. «Das Problem der Hermeneutik » (1950) dans Glauben und Verstehen, Bd. II,

détermine la façon dont le texte sera compris. Puisqu'il est impossible de questionner sans savoir de quoi il est question, toute interprétation est alors nécessairement « guidée par une précompréhension de la chose sur laquelle elle interroge le texte » 81. Suivant les traces de

Heidegger, Bultmann soutient que cette précompréhension ne doit pas être éliminée, mais consciemment prise en charge afin de s'assurer de poser la bonne question, c'est-à-dire celle qui est dictée par l'intention et la nature du texte. Selon lui, les textes qui abordent des thèmes universels et existentiels, notamment les textes poétiques, philosophiques et religieux, exigent d'être interprétés à la lumière de la question de l'être, c'est ce que Bultmann nomme l'interprétation existentiale82. Si elles ne sont pas fausses en soi, les interprétations guidées par un questionnement purement historique, formel ou psychologique sont trop étroites et ne peuvent rendre justice à l'intention de ce type de textes.

Si ces textes peuvent être compris en eux-mêmes et sans référence à l'auteur ou au contexte historique, c'est parce que tout lecteur, de par sa participation à l'existence, possède la précompréhension nécessaire pour saisir les thèmes existentiaux abordés dans le texte. Bultmann parle alors d'une « relation vivante » qui unit l'interprète et la chose qui, directement ou indirectement, est exprimée dans le texte83. De ce fait, Bultmann donne partiellement raison à Schleiermacher et à Dilthey, qui voyaient dans le rapport (Verwandtschaft) entre le lecteur et l'auteur une condition à toute interprétation, mais cette relation n'est pas à comprendre en termes de co-génialité, mais plutôt en termes d'un intérêt partagé sur la chose du texte, un intérêt qui est universel parce qu'il relève du souci fondamental du Dasein pour sa propre existence, et qui n'est ni subjectif ni arbitraire parce qu'il est fondé dans l'appartenance à un monde historique commun. Un tel rapport implique néanmoins que la connaissance acquise par l'interprétation ne porte pas non plus sur une vérité «objective » extérieure à nous, mais qu'elle nous concerne et nous permet de mieux nous comprendre. Ainsi, l'interprétation ne s'accomplirait pas dans la compréhension d'une individualité étrangère (l'esprit de l'auteur) ou d'une époque révolue (l’esprit de l'époque), mais dans une rencontre avec nous-mêmes. Ce

81 BULTMANN, R. Foi et Compréhension. Tome I. L’historicité de l’homme et de la révélation, Paris, Seuil,

1970, 604.

82 BULTMANN, R. «Das Problem der Hermeneutik » (1950) dans Glauben und Verstehen, Bd. II,

Tübingen, J.C.B. Mohr, 1952, 232.

sont des possibilités de notre être propre qui nous sont révélées par le propos du texte84.

5.2 La démythologisation de la Bible

Bien que l'herméneutique existentiale de Bultmann soit présentée comme une théorie interprétative générale, sa principale préoccupation concernait néanmoins la bonne réception du message biblique, dont la véracité du contenu fut remise en question par la critique historique. À l'époque de Bultmann, on semblait alors inévitablement confronté à l'alternative entre croire et comprendre, deux termes qu'il se proposait de conjuguer par une exégèse existentielle. Selon lui le sens des textes sacrés ne réside pas dans la référence objective de l'état de fait qu'il décrit, mais dans la possibilité qu'il renferme de nous ouvrir à la possibilité d'un destin authentique dans le pardon et la vie éternelle et de nous amener à prendre une décision existentiale : croire85. Considérant que l'intention du texte est de nous faire vivre une telle expérience existentielle, le questionnement qui guide la lecture doit lui-même être de nature existentiale et non pas historique, ou factuel : « Quand on interroge la mythologie du Nouveau Testament, il ne faut pas s'intéresser au contenu de ses représentations objectivantes, mais à la compréhension de l'existence s'exprimant dans ces représentations »86.

Selon Bultmann, l'interprétation de la Bible répond aux mêmes conditions herméneutiques que les autres textes87, c'est-à-dire qu'elle suppose que le lecteur a une précompréhension de ce qui est abordé dans le texte. Or, la Bible, même si elle aborde des questions fondamentales de la vie humaine qui s'adressent à tous et peuvent être comprises de tous, s'exprime dans un langage mythique, qui entre en conflit avec la compréhension moderne du monde et interfère avec la bonne réception du kérygme. C'est pourquoi l'exégèse qu'il propose va de pair avec un processus de démythologisation des textes sacrés, qui se présente non pas comme une suppression de ces passages mythiques, ni comme un travestissement du sens biblique, mais comme une sorte de traduction de son message dans un langage moderne,

84 Id., 231-233

85 BULTMANN, R. « Das Verständniss von Welt und Mensch im neuen Testament und im Griechentum » (1940)

dans Glauben und Verstehen, Bd. II, Tübingen, J.C.B. Mohr, 1952, 59-78.

86 BULTMANN, R. Nouveau Testament et Mythologie, Paris, Labor et Fides, 2013, 61.

87 BULTMANN, R. « Das Problem der Hermeneutik » (1950) dans Glauben und Verstehen, Bd. II,

de façon à ce que la vérité profonde du kérygme puisse être accueillie par notre compréhension scientifique88.

Bien que l'herméneutique de Bultmann soit avant tout motivée par une problématique théologique, elle permet néanmoins de lever le voile sur certains aspects de l'interprétation qui étaient mis en parenthèse par la démarche méthodologique, par exemple l'importance des questions et de la précompréhension de l'interprète, en plus de remettre au premier plan de l'interprétation la chose du texte, alors négligée au profit de l'interprétation historique ou psychologique. De ce fait, Bultmann réaffirme l'autorité du texte comme source de connaissance possible, pouvant être saisie de tous et réintroduit le principe de sola scriptura et du sacerdoce universel dans l'herméneutique. De plus, en faisant de l'expérience de lecture un événement existential, qui a du sens lorsque le texte m'interpelle dans un langage qui est le mien et répond à mes questions, Bultmann propose un rapport au texte non-objectivant, basé sur une relation dialogique par laquelle le lecteur est amené à reconsidérer sa propre vie.