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C- La question du genre littéraire, et la façon dont il représente une vérité

II- Entre « roman fleuve » et théâtre « coup de poing » : une question de

Cette phrase de l’auteur est très éclairante : « Dans les pièces au contraire, la nécessité de faire participer directement à une émotion forte oblige à concentrer l’action, à pilonner la sensibilité du public, par l’agression des bruits, du mouvement, etc. Tandis qu’avec le roman, ça va tout doucement, on coule avec le fleuve ».90 Je pense qu’il est possible d’interpréter cette métaphore, en disant que le fleuve est la voix du narrateur, qui peut prendre la direction qu’elle veut, se permettre des courbes et des rapides, tandis qu’au théâtre les personnages peuvent tirer dans des directions contraires, mais doivent rester dans un contexte cloisonné, et donc s’entrechoquent peut-être. On rejoint donc une opposition courante entre le roman qu’on lit confortablement installé dans un fauteuil, et le théâtre qu’on subit directement, mêlés à un public. Mais notre analyse se porte principalement sur le texte de théâtre : peut-il se lire confortablement installé dans un fauteuil ? Matériellement sans aucun doute… mais connait- on la même tranquillité qu’avec le roman ? Ou au contraire, le roman est-il vraiment aussi tranquille qu’on le croit ? Dans quelle mesure nos trois œuvres peuvent-elles donner des éléments de réponse à la problématique de l’opposition entre le théâtre et le roman ? La métaphore d’Arrabal souligne un autre point, qu’on a déjà évoqué précédemment : dans le théâtre le mouvement vient de tous les côtés du spectateur/lecteur, offrant une multitude de points de vue, qu’on ne peut pas forcément saisir, alors que le roman emmène le lecteur dans son mouvement vers l’avant. Ainsi, on va d’abord essayer de répondre à une question de rythme et de points de vue grâce à la problématique de l’énonciation et du rôle du narrateur dans le roman et le théâtre, puis on s’interrogera sur la place du mouvement panique dans cette mise en parallèle des deux genres.

1-La question de l’énonciation.

      

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Berenguer, Angel et Chesneau, Albert. Entretiens avec Arrabal. Plaidoyer pour une différence. Grenoble, 1978, PUG. p.37.

La figure du narrateur est considérée par José Luis Garcia Barrientos comme le « noyau de la narrativité »91, et comme un instrument de médiation impossible dans le drame. Il différencie ainsi le narrateur, qui raconte sans parler, du personnage qui parle, et au mieux, raconte en parlant. Mais je pense qu’il est possible de retrouver la figure du narrateur dans le théâtre, comme il le nuance ensuite, en soulignant que dans le cas de l’adaptation d’une œuvre narrative, les didascalies théâtrales viendront du narrateur romanesque. D’autre part, Angel Abuin Gonzales définit dans Narrador en el teatro quatre types de narrateurs au théâtre, dont un particulièrement intéressant, le « narrador generador », narrateur « générateur », qui « engendre par son discours un univers dramatique habité par d’autres personnages de conditions ‘ontologiquement’ différentes »92. Le narrateur générateur crée une situation d’énonciation très différente du narrateur interne par exemple, personnage racontant ce qui se passe hors scène, car il se rapproche particulièrement du roman par la notion de focalisation. Je voudrais donc analyser la façon dont le narrateur du roman peut se transformer en un personnage de théâtre, à travers l’étude de la situation d’énonciation, pour ensuite pouvoir inverser l’étude et montrer comment la figure du narrateur se manifeste dans le théâtre, afin de voir le glissement d’un genre à l’autre à partir de la focalisation, qui est un élément très important dans la vision panique que propose Arrabal.Dans un article, Barrientos cite Jansen qui détermine l’espace comme une « catégorie dramatique équivalente à la voix narrative »93. En effet, l’espace peut-être le fil conducteur de l’histoire, tout en déterminant différents niveaux de narration (avec peut-être un personnage sur la scène, mais hors de l’espace de l’histoire), et en signifiant des changements de point de vue (un exemple typique, les changements de lumière qui indiquent souvent les rêves). Et puis, il me semble que l’espace scénique a également en commun avec la voix narrative d’être à la fois réel et irréel : derrière la bibliothèque d’Aurora il y a un plateau et une machinerie, derrière la narration d’Aurora, il y a un auteur. Dans les deux cas, ce qui paraît le plus réel au spectateur, c’est ce qui est créé de toutes pièces. Ainsi, le lecteur croit pendant sa lecture que le « je » de la narration appartient réellement à Aurora, et même s’il sait qu’un auteur a inventé ces paroles pour un personnage de fiction, et finit même peut-être par croire, comme l’écrit Pierre Bayard dans

      

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Garcia Barrientos, José Luis. « El nucleo de la narratividad » in «Teatro y narratividad». Arbor, CLXXVII. Mars-avril 2004. pp.509-524.

92

Abuin Gonzales, Angel. El narrador en el teatro. Universidad de Santiago de compostela, 1997. p.27.

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L’affaire du chien des Baskerville94, que les personnages ne sont pas que des êtres de papiers, mais des créatures qui vivent indépendamment de la volonté de leur auteur. Et de même, l’illusion théâtrale dicte que le spectateur croit que l’histoire qu’on lui montre est vraie, et que les personnages continuent à exister lorsqu’ils quittent la scène.

Chacune des deux pièces est construite en un enchaînement de courtes scènes dans lesquelles le personnage de la mère, Aurora dans Une Pucelle pour un gorille, et Lys dans The Red

Madonna, tient un rôle principal. Le parallèle est assez simple ici : en tant que narrateur à la

première personne, elle devient le personnage principal dans les œuvres dramatiques. Néanmoins, la structure très particulière des pièces nous encourage à analyser de plus près l’énonciation théâtrale, afin de tisser un lien entre la narration et le drame, et d’avoir ensuite les outils nécessaires à la mise en parallèle de ces trois œuvres à partir de la focalisation choisie par l’auteur. Jean-Marie Schaeffer95 décrit l’énonciation théâtrale et en donne plusieurs caractéristiques qui me semblent importantes : d’une part, il commence par diviser l’œuvre dramatique en « réalité scénique » et « objet littéraire » pour ensuite souligner que le débat sur la primauté de l’un sur l’autre est sans fin, et que l’intérêt de cette analyse vient de ce que la « structure mimétique » sera la même dans le texte et dans la mise en scène (au sens où le drame fait appelle à des « je-personnages » agissants seuls, et non à un narrateur qui raconte les actions des personnages96). Et puis, il parle de « double énonciation théâtrale », c'est-à-dire de deux niveaux d’émetteur-récepteur, avec d’un côté l’auteur qui s’adresse aux spectateurs, et de l’autre des personnages qui parlent à d’autres personnages. Cette idée est intéressante pour guider notre réflexion sur les problèmes d’identification du narrateur et du narrataire.

  

Cette problématique du narrateur est très intéressante dans le cas de La Vierge rouge, et permet également une analyse de The Red Madonna et Une pucelle pour un gorille si l’on utilise le principe d’adaptation dramatique à l’envers. Ainsi, ce que nous allons découvrir concernant le choix de la première personne utilisé dans le roman pourra nous être utile pour comprendre les situations d’énonciations particulières des pièces de théâtre.

      

94

Bayard, Pierre. L’Affaire du chien des Baskerville. Paris, Les éditions de minuit, 2008. 166p.

95

Schaeffer, Jean-Marie. «Énonciation théâtrale», in O. Ducrot et J.-M. Schaeffer:Nouveau dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris, Seuil, 1995. pp.740-752.

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