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Robinsonnade : le retour à la réalité

2. Robinsonnades contemporaines et réincarnations du mythe de Robinson

2.1 L’île dans l’imaginaire enfantin : une approche psychanalytique de la robinsonnade

2.1.3 Robinsonnade : le retour à la réalité

À y regarder d’un peu plus près, la robinsonnade représente pour l’enfant une tentation non dénuée d’ambiguïté : fantasme de toute-puissance, elle est également source d’épreuves difficiles et de danger.

Nous avons déjà évoqué cet aspect de la robinsonnade lorsque nous avons parlé de

Sa Majesté des Mouches ou du Royaume de Kensuké, et il semble qu’il soit présent dans

toutes les robinsonnades. C’est pourquoi nous voudrions y revenir pour préciser davantage notre propos.

Il est frappant de constater, à la lecture des robinsonnades écrites pour les enfants (comme le sont la plupart de celles qui constituent notre corpus d’étude), que si les îles se présentent certes de prime abord comme des refuges pour le naufragé qui, sans elles, dériverait indéfiniment sur la mer immense, rapidement elles deviennent également des « pièges » qui menacent la survie de l’enfant.

Car sur l’île, l’enfant est confronté – très durement en général – à son incapacité à survivre seul loin des siens. Il y fait l’expérience de sa dépendance envers les membres de sa propre espèce, ou envers des êtres qui sont infiniment mieux adaptés que lui au milieu. C’est-à-dire que ce que semblent montrer les robinsonnades contemporaines, ce n’est pas seulement que l’apprentissage est rendu nécessaire par la survie, c’est aussi que l’enfant seul n’a pas les ressources pour survivre.

Les robinsonnades qui mettent en scène des enfants livrés à eux-mêmes finissent toutes de la même manière : l’enfant, après avoir subi la dureté des éléments et du milieu, au bord de l’anéantissement, est sauvé par les adultes et la civilisation. C’est le cas bien entendu dans Sa Majesté des Mouches, mais également dans un épisode du

Mystère de Lucy Lost de Michael Morpurgo où le personnage éponyme, qui a perdu la

mémoire – d’où le choix du nom de lost qui signifie « perdue » – s’échoue sur une île déserte et ne doit sa survie qu’au secours que lui portent Alfie et son père Jim86.

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Le roman n’est pas une robinsonnade : la robinsonnade est insérée dans le corps du récit, où elle ne représente que deux chapitres (les 22 et 23) sur les 28 dont est composé le roman.

En effet, Lucy Lost, recueillie par les Allemands après que le Lusitania fut coulé, est débarquée sur une île où les hommes du sous-marin, qui ne peuvent pas l’emmener avec eux, espèrent qu’elle sera secourue. Malheureusement, cette île est inhabitée depuis longtemps et l’enfant se retrouve livrée à elle-même. Blessée enfin, pendant son exploration de l’île où elle est prisonnière, elle semble condamnée à mourir lentement :

La nuit de l’orage est la dernière nuit dont je me souvienne vraiment. Tout ce que je sais, c’est qu’ensuite je dérivai au fil des jours, trop faible pour escalader le rocher, ou pour continuer à chercher le puits, me contentant de rester assise pendant des heures interminables sur les dunes, à guetter le passage de bateaux de pêche. Et il en passait, mais toujours trop loin. […] Parfois, je me noyais dans d’immenses vagues de tristesse. Non pas que j’aie eu le sentiment que rien ne me rattachait à la vie, c’était autre chose : je me rendais compte, désormais, que je ne vivrais pas. Je pensais souvent, tandis que j’étais couchée là, qu’il aurait mieux valu que je glisse de mon piano et disparaisse dans la mer. Cela aurait été plus rapide. Alors que maintenant, je m’éteignais lentement, douloureusement, tristement.87

In extremis pourtant, l’enfant courant droit au désastre est ramené dans le berceau

sûr et sécurisant de la famille et de la civilisation.

Et ce mécanisme est à l’œuvre dans presque toutes les robinsonnades : l’enfant est sur le point de mourir de faim, de blessure ou de maladie, quand une aide extérieure lui est apportée, le plus souvent par un adulte.

Cela incite à la réflexion. Que l’on juge si l’adulte se donne le beau rôle ici. Que l’on s’interroge pour savoir si la robinsonnade n’est pas en réalité le fantasme de l’adulte, du parent, de trouver l’enfant si malmené quand il s’est trouvé livré à lui-même qu’il en devient docile et facile à « mener ».

On trouve alors deux types de robinsonnades : celles qui en filigrane semblent dire « l’enfant est capable de survivre, avec un peu d’aide, car il possède en lui de formidables ressources », et les autres, plus réalistes ou pessimistes qui semblent dire « l’enfant ne peut pas survivre seul, il doit apprendre à éprouver de la reconnaissance et du respect pour celui qui l’aide ». Et ces robinsonnades correspondent à deux visions que l’on peut avoir sur l’enfant, deux visions qui, nous l’avons vu, se trouvent en tension depuis le XVIIIe siècle. Il est intéressant de voir combien ces enjeux perdurent et

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traversent les siècles, comme s’ils présentaient une aporie indépassable pour l’esprit humain.

Dans le corpus que nous avons sélectionné, on trouve ces deux types de robinsonnades : celles où l’enfant apprend à survivre avec une aide, et celles où la grande leçon semble être : « je ne peux pas me débrouiller seul, je ne suis pas prêt, j’ai encore besoin des autres ». L’une apprend à l’enfant à mobiliser ses ressources et lui fait prendre conscience de ses propres forces, tandis que l’autre le renvoie à ses faiblesses, à ses vulnérabilités. De là, on comprend pourquoi il n’y a pour une robinsonnade que deux fins possibles : ou l’enfant sort grandi de ses épreuves et conquiert par-là une forme d’indépendance, ou au contraire il en sort inchangé, sans avoir rien appris hormis qu’il ne possède pas en lui-même les capacités nécessaires à la survie.

Ce qui est important, ce n’est pas de porter sur ce sujet un jugement de valeur et de décider que l’un des deux types de robinsonnades vaut mieux que l’autre. Ce qui est important, c’est de comprendre que les robinsonnades, quelles qu’elles soient, construisent et véhiculent un discours sur l’enfant – et sur l’adulte – qui possède des implications idéologiques qu’il convient de ne pas occulter.