• Aucun résultat trouvé

La rhétorique au service de la persuasion d’autrui et de l’auto-persuasion

Le risque que comportent les modalités de cette écriture est la possibilité de confondre la vérité fictionnelle avec la vérité réelle pour l’auteur du texte. A force de vouloir convaincre le lecteur de la sincérité de la posture employée, l’auteur finit par s’auto-persuader qu’il correspond véritablement à ce qu’il montre. Gide est à l’image du pasteur Vedel des Faux-Monnayeurs tel que le voit Armand, son fils, ainsi qu’il l’exprime à Olivier qui le questionne :

Qu’est-ce qui te fait dire que ton père jouait au pasteur ? Tu ne le crois donc pas convaincu ?

— Monsieur mon père a arrangé sa vie de telle façon qu’il n’ait plus le droit ni le moyen de ne pas l’être. Oui, c’est un convaincu professionnel. Un professeur de conviction. Il inculque la foi ; c’est là sa raison d’être ; c’est le rôle qu’il assume, et qu’il doit mener jusqu’au bout. […] Il s’imagine qu’il croit, parce qu’il continue à agir comme s’il croyait. Il n’est plus libre de ne pas croire. Si sa foi flanchait, mon vieux, mais ce serait la catastrophe ! […] Et songe que, du coup, ma famille n’aurait plus de quoi vivre. C’est un fait à considérer, mon vieux : la foi de papa, c’est notre gagne-pain. Nous vivons tous sur la foi de papa.192

Le rôle employé par l’auteur, lié à la vérité de la représentation qu’il met en place dans l’univers fictionnel qu’il crée, — vérité car telle dans son imaginaire,— le conduit à ne plus pouvoir faire autrement que de croire en son personnage.

La question se pose alors de se demander si cette auto-persuasion de l’adéquation du comportement à avoir avec un idéal est un mensonge. Est-ce que Gide, en se déclarant le porte-parole de l’uranisme, finit par se mentir à lui-même comme le fait le pasteur Vedel ? Et si le rôle de l’écrivain engagé dans une cause comme celle de Gide est de dénoncer l’hypocrisie sociale, comment accorder ce refus du mensonge avec la prise d’une posture qui peut être factice, voire tromperie de soi-même ? Paraît-on ce qu’on est ou est-on ce qu’on paraît ? Il s’agit alors de porter notre réflexion sur les relations entre

ethos et éthique chez Gide.

CHAPITRE TROISIÈME :

ETHOS ET ÉTHIQUE : L’ÉCRITURE ET LA VIE

L’ethos, puisqu’il engage la personne de l’auteur, est lié à l’éthique de ce dernier en ce que l’organisation de la vie doit être en adéquation avec les valeurs choisies. Dans le cas d’André Gide, le fait de se considérer chantre de la pédérastie entraîne l’auteur à sublimer ses orientations sexuelles dans ses textes. Les œuvres de fiction comme les essais donnent à voir une image valorisante de ce que Gide considère comme l’homosexualité noble. L’acte d’écriture reflète ainsi le désir de l’auteur de redonner ses lettres de noblesse à des mœurs acceptées voire valorisées auparavant dans la culture européenne.

La question est donc d’étudier les liens qui unissent ethos, éthique et esthétique chez Gide. La responsabilité qu’endosse l’auteur en regard des valeurs qu’il prône le fait se dresser contre son époque : « […] la cause manque de martyrs193 », fait-il dire à Corydon. Les conséquences de la publication des ouvrages gidiens pour le champ littéraire dans lequel ils s’inscrivent correspondent à l’auto-création de l’auteur, qui construit à son tour le champ littéraire autant qu’il a été produit par lui. Ainsi que l’exprime Pierre Bourdieu,

[…] l’analyse scientifique des conditions sociales de production et de la réception de l’œuvre d’art, loin de la réduire ou de la détruire, intensifie l’expérience littéraire […]. Connaître comme tel ce point de l’espace littéraire, qui est aussi un point à partir duquel se forme un point de vue singulier sur cet espace, c’est être en mesure de comprendre et de sentir, par l’identification mentale à une position construite, la singularité de cette position et de celui qui l’occupe et l’effort extraordinaire qui […] a été nécessaire pour la faire exister.194

Le but de ce troisième chapitre sera alors de chercher à comprendre cette nouvelle philosophie qu’est l’immoralisme gidien, laquelle s’ancre dans un contexte précis, pour cerner à la fois l’originalité de la posture gidienne et les conséquences des publications tant sur l’auteur que sur le monde dans lequel elles ont été produites. Écrire des ouvrages valorisant la pédérastie à la fin du XIXe et au début du XXe siècle est un acte dont les

193 C., p. 66.

conséquences peuvent être graves. Se dresser contre les mœurs et les convenances pour les dénoncer comme une forme d’hypocrisie sociale, au sens où ses contemporains obéissent à des codes qui briment leur nature pour être conforme au regard d’autrui est à cette période une attaque tant contre la religion que la morale. S’il n’est pas le premier à établir ce type de dénonciation et que d’autres, comme Rousseau, l’ont fait avant lui, l’originalité de Gide repose dans l’établissement d’une éthique à substituer à la morale. La différence entre morale et éthique repose sur les définitions suivantes : la morale est considérée comme « l’ensemble des prescriptions admises à une époque et dans une société déterminée195 », lequel ensemble a un fondement religieux, tandis que l’éthique correspond à l’établissement d’une « doctrine des devoirs qui ne sont pas soumis à des lois extérieures.196 » L’ethos que se crée Gide doit donc incarner l’éthique immoraliste dont il expose les fondements et les principes dans ses œuvres. Le comportement de l’auteur devra alors refléter l’œuvre, tout comme l’œuvre reflète le comportement idéal de l’auteur, sans pour autant retomber dans l’imaginaire des tenants du biographisme car ici, c’est l’auteur qui cherche à être digne de son œuvre, et à lui correspondre. L’auteur est second, l’œuvre première. L’influence réciproque de l’auteur et de l’œuvre est à l’origine d’un questionnement sur les conséquences de l’incarnation des valeurs pédérastiques présentes dans ses textes par Gide : il sera alors l’instigateur d’une nouvelle forme de religion au sens étymologique du terme, c’est-à-dire de religio, de lien entre les humains, de rapports humains. L’éthique de vie transmise par une nouvelle esthétique, l’ethos de Gide le transforme en prophète apportant une Nouvelle Écriture.

195 A. Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, p. 306. 196 E. Kant, Métaphysique des mœurs, Doctrine de la vertu, p. 49.

I- GIDE, L’INQUIÉTEUR IMMORALISTE

1- S’opposer aux bienséances

Documents relatifs