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Revendiquer un patrimoine pour garder une identité

« Le reste c’est vraiment ce qui est non informé, il n’y a pas de reconnaissance

ni par un groupe pré-patrimonial qui défendrait le fait de garder le lieu et sa mémoire […] le reste non encore informé, peut être juste par des marcheurs, des explorateurs urbains ou de manière encore plus informelle le lieu de réunion de

groupes d’ados ou post-ados avec un usage contemporain qui n’est pas en rapport

avec la mémoire des lieux » C’est également un extrait de l’interview avec Amélie

Nicolas lors de laquelle nous avons discuté du processus de patrimonialisation par la mémoire.. Elle explique ici que le reste symbolise « ce qui est encore non

informé » dans la mémoire contemporaine parce qu’il a été occulté par le temps

et que pourtant il a perduré et ne témoigne que par sa constitution physique, sa forme, son placement. Lorsque ce reste est redécouvert, il est une évocation qui témoigne d’un moment qui n’est plus, où l’humain a occupé et espace, et qui a disparu. Parce que le reste ne restitue pas le sens que son tout produisait, c’est un fragment qui comporte à la fois un mystère et un autre sens qui produit une certaine tension. Ainsi par exemple retrouver un rail sous une végétation qui l’a recouvert, témoigne que l’humain a eu une activité ici, que cette activité a disparu. L’observateur est alors renvoyé au passé du lieu, et en même temps constate que ce passé est terminé d’une certaine manière. Il constate que la nature est en train d’absorber et de faire disparaître ce passé. Le même raisonnement est applicable à un espace.

« On parlait souvent à l’époque de l’après friche, comme si la friche c’était

le non encore informé. Mais en fait c’est faux, quand on parle de friche il y a déjà un système d’acteur qui a reconnu le lieu et son potentiel de transformation

comme étant une friche. » Amélie Nicolas clarifie ici que la friche est un endroit

en attente, et que cet espace est donc reconnu comme une ressource, ce n’est pas un espace oublié, ce n’est pas un rest. Amélie Nicolas a poursuivit avec le point de vue de Vincent Veschambre autour des concepts de trace et de la marque dans Traces et mémoires urbaines. Ici ce qu’il théorisa comme une trace est une manifestation physique de « ce qui subsiste du passé » qui n’est pas intentionnelle et qui n’a pas de signature, c’est-à-dire des auteurs difficiles à identifier et qui est en balancement entre possibilité d’effacement et de réinvestissement.1 La différence avec le reste évoqué précédemment c’est le souvenir qui entoure les

1 VESCHAMBRE, Vincent. Traces et mémoires urbaines: Enjeux sociaux de la patrimonialisation et

de la démolition. Presses universitaires de Rennes, 2008. p.10-11

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traces.

Ce souvenir individuel lorsqu’il est partagé par suffisamment de personnes devient une mémoire et garantit qu’une trace ne deviendra pas un reste, autrement dit qu’un espace ne sera pas oublié. Le passage à la mémoire et son maintien sont le résultat de diverses constructions sociales. Par exemple pour les anciens chantiers navals de Nantes, une part des ouvriers de la navale se sont organisés pour protéger les chantiers tout juste fermés et ont obtenu que la démolition ne soit que partielle, faisant naître ainsi des traces fortes, de par leur histoire symbolique industrielle et la personnification de celle-ci par la lutte pour leur conservation.1

Pour le cas de traces plus anciennes, c’est par divers experts en histoire et en archéologie qu’elles pourront être maintenues, plus discrètement, comme des traces. Par exemple, le Service patrimoine des Pays de la Loire effectuent des inventaires des éléments remarquables et ainsi entament une patrimonialisation jusqu’à des éléments du XXe siècle qui ne sont pas forcément abandonnés pour la plupart d’ailleurs. C’est le cas aussi d’associations comme le Forum Nantes Patrimoine qui restent vigilantes par rapport aux Orientation d’Aménagement et de Programmation (OAP) lors des mises à jour du Plan de Sauvegarde et de Valorisation du Patrimoine (PSMV), mais qui peuvent également alerter grâce à une connaissance historique et archéologique de la ville par rapport à des traces qui n’ont pas encore été reconnues comme patrimonialisées. Tous ces acteurs autour des traces ont un rôle également important dans la fabrique et l’évolution de marques, qui sont dans la temporalité suivante du processus de patrimonialisation.2

Les traces sont donc entretenues grâce à un rappel historique que soutiennent ceux qui ont un rapport affectif avec la part d’histoire qu’ils défendent. L’on pourrait dire par inversion qu’une trace disparait lorsqu’il n’y a pas un affect suffisamment important autour de l’histoire qu’elle représente. Amélie Nicolas décrivait ce processus ainsi :

« …une sorte de gradient entre le reste, la trace, et la marque. […] comme un processus de patrimonialisation. […] du non informé ou par quelques mémoires individuelles ou pratiques individuelles tu passes du reste à la trace, c’est déjà le

fait de se mettre à plusieurs autour de la table pour reconnaître l’intérêt de ne pas

abandonner ce lieu dans la production de la ville contemporaine par exemple et la marque c’est l’action de la reconnaissance. C’est-à-dire est-ce qu’on le retourne,

on le transforme… »

Le cas des ouvriers de la navale est très fort si l’on prend la dimension de

1 Nous reviendrons plus en détail sur le cas des chantiers de l’Ile de Nantes au chapitre 7.

2 Les marques sont l’autre pendant de la théorie de Vincent Veschambre, cependant pour que le fil du discours soit cohérent nous développerons ce concept et ses implications également au chapitre 7.

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l’affect, car ils sont directement reliés, individuellement impliqués dans ce qui a façonné le lieu tel qu’il sera laissé en 1987. Ils y auront passé une bonne partie des heures de leurs vies, à travailler mais aussi à discuter ce rapport au travail entre ouvriers ou en manifestant, à construire des rapports sociaux autours de ces temps, le temps de la pause entre deux tâches, le temps du repas collectif, le lancement des navires comme accomplissement, etc. Si la dimension de l’affect est forte c’est parce qu’elle touche à leur identité, qui a été façonnée par tous ces temps de vie, et que voir détruit et effacé l’espace qui les a accueillis tend à détruire et effacer cette identité collective, et donc une partie des identités individuelles. C’est ce qui a poussé assez de personnes à « se réunir autour de

la table » pour qu’en premier lieu, les restes ne soient pas détruits et effacés

mais deviennent des traces où l’on reconnait une potentialité. Concrètement les bâtiments industriels et la configuration du site ont finalement été vus comme des ressources au lieu d’être détruits.

Dans un rapport intermédiaire entre distance et passion par rapport à la trace, et très en rapport avec la découverte du reste dont nous parlions avant, l’on peut pointer la figure du pionnier. L’explorateur qui découvre le reste, la friche ; et qui en se renseignant, en se documentant, en occupant, ou en se projetant dans le retournement de ce reste, en fait une trace. Une trace qui peut devenir populaire par sa médiatisation selon ce que le ou les pionniers décident d’en faire et qui ainsi est un autre mécanisme de la reconnaissance.

Ainsi l’on a l’historien qui agit par le biais du patrimoine, le travailleur qui agit comme témoin de l’endroit, et le pionnier qui agit comme découvreur de lieux abandonnés. Ces trois figures ne sont pas cloisonnées, elles s’entrecroisent et s’aident mutuellement ; dans les moyens d’action, dans les moyens d’information, dans les moyens de diffusion et peuvent constituer des groupes qui pèseront sur les décisions de retournement des traces qu’elles défendent. D’autre part, toutes les traces ne s’inscrivent pas dans des temporalités égales et ne sont pas forcément abandonnées. Celles qui nous intéressent ici, sont celles qui vont servir d’outil à la production urbaine dans le réinvestissement des délaissés, elles deviennent alors selon le concept de Vincent Veschambre des marques, ce que nous verrons dans la troisième partie.