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Il y a quelque chose de très méthodique, de calculé, de manipulateur dans l'écriture fantastique. Petit à petit, à mesure que le récit avance, on se sent (l'auteur) comme l'araignée qui tisse sa toile. Le texte est un piège, on le sait pertinemment. Piège pour un ou plusieurs personnages, piège aussi pour le lecteur. Tendre ce traquenard, phrase après phrase, est une expérience stimulante pour l'écrivain.

J'avais déjà écrit quelques nouvelles apparentées à ce sous-genre, mais y replonger a été un réel défi. Aussi, pour chacune des nouvelles originales offertes ici, j'entends illustrer quelle en a été l'inspiration. Ensuite, je plongerai dans chacune d'elles pour montrer deux choses : en quoi elles appartiennent au sous-genre fantastique (plus particulièrement le néo-fantastique au sens où l'entend Lise Morin) et ensuite comment j'ai tenté d'y actualiser le motif du mauvais œil, par quels procédés et par quels moyens.

Mes inspirations

Pour « Le pont », je me suis inspiré d'une corvée effectuée sur la terre familiale de mon grand ami et aussi beau-frère. Plusieurs membres de sa famille se sont donné rendez-vous pour mettre en place une structure qui allait servir de pont entre les deux aires habitées du terrain de plusieurs acres qui, à l'origine, n'accueillait qu'une seule habitation servant de chalet. On aura compris que les lieux et l'activité programmée m'ont fourni matière à décor seulement, un canevas intéressant pour y greffer un récit fantastique. Qui dit chalet familial, dit famille, dit enfants… il n'en fallait pas plus pour me suggérer l'idée d'un protagoniste-enfant qui ne serait qu'un témoin éloigné des travaux en cours, auxquels participerait son papa, par exemple. L'autre personnage, celui qui personnifie le côté rationnel du récit, voire presque celui du détective (quoique ce rôle soit très édulcoré ici), pouvait être un oncle de la petite. L'imaginaire débordant des enfants, leur perception encore trouble de la réalité et de la rationalité, offraient

aussi une matière riche pour mettre en place le doute quant à l'objet inanimé (vivant ou non?) de l'ourson, et son regard neutre… ou maléfique?

Dans le cas de « Blanche la ville », je suis parti d'une anecdote racontée un soir d'été, sur une terrasse donnant sur l'une de ces charmantes ruelles du quartier Villeray, à Montréal. Nous étions réunis plusieurs amis et l'un d'entre nous, conteur prolifique, s'est mis à narrer une aventure vécue lors d'un voyage au Maghreb. On y retrouvait déjà le jeune aventurier qui se lie d'amitié avec des compagnons rencontrés sur la route, les deux touristes américaines, et un récit contenant déjà une dose de fantastique et de mystérieux. Je me souviens même que l'ami en question déclarait (je le cite de mémoire) : « tu sais, quand tu comprends dans un regard que tu dois faire quelque chose… » À son insu, ne venait-il pas de décrire l'une des caractéristiques du mauvais œil, soit sa capacité d'influencer autrui par le regard? Il va sans dire que son récit m'a offert lui aussi un simple canevas que je me suis efforcé d'amplifier, de retravailler, de façon à ce qu'il cadre pleinement dans le sous-genre fantastique à l'étude dans ce mémoire, et à y décupler la force, la pertinence et le rôle du regard dans le déroulement de l'intrigue.

L'idée pour « La fille du passage » s'est imposée d'elle-même lors de mes longues déambulations dans les corridors souterrains de l'université de Sherbrooke. De nombreuses murales tapissent certains secteurs, la plupart d'un goût douteux et souvent empreintes de graffitis et de messages licencieux. La plupart datent de plusieurs années, certaines affichent un message ou commémorent un événement universitaire de façon claire et compréhensible. D'autres présentent un contenu pour le moins hétéroclite ou impénétrable… Si j'ajoute à ceci le fait que j'y croisais souvent des joggeurs qui profitent de l'espace intérieur et de la longueur appréciable des tunnels, il n'en fallait pas plus pour imaginer reproduire grâce à ces œuvres picturales une nouvelle mouture d'un récit fantastique jouant sur le pouvoir de l'objet peint, du regard peint. Comme on l'a vu, il s'agit de l'une des manifestations typiques du motif du mauvais œil. J'aimais l'idée de récupérer le personnage du flâneur pour en faire le réceptacle du conflit fantastique, celui qui serait au cœur du dilemme entre le récit rationnel et le récit surnaturel, et qui demeurerait le seul à pouvoir assembler les événements étranges liés à la murale avec ceux du récit de la joggeuse.

Le récit de « Une ville au Centre » est largement construit sur un décor qui m'est cher, soit la petite ville de Vendôme, sur le Loir, au cœur de la France. Ce fut le lieu de ma première grande escapade à l'étranger, et j'y ai travaillé une saison pour le service des Espaces Verts de la municipalité. En brodant sur un environnement familier et sur les impressions toujours fortes d'un premier séjour outremer, j'ai pu plaquer mon vécu sur ce personnage, sur fond de fantastique, en jouant sur l'étrangeté d'un autre personnage : son patron. Le fait de broder sur une expérience personnelle permet, à mon avis, de rehausser d'autant la vraisemblance du côté rationnel de la nouvelle. Il s'agit de croire autant que possible au réalisme du récit pour que l'élément étrange s'en trouve légitimé. En effet, comme le soulignaient plusieurs chercheurs cités plus tôt, lorsqu'on croit au personnage, sa perplexité devant l'événement mystérieux ou surnaturel se voit transmise au lecteur. Les deux, lecteur et personnage, se posent en quelque sorte les mêmes questions, piégés qu'ils sont par la même ambiguïté.

Enfin, la nouvelle « Le mendiant » offre une perspective intéressante sur les possibilités de mélange des inspirations qui peuvent donner naissance à un récit. Dans celle-ci se trouve, à nouveau et en premier lieu, un récit de voyage inspiré directement de mon séjour prolongé dans la capitale mexicaine. Ayant moi-même arpenté longuement les rues et les quartiers de Mexico, ayant baigné dans son ambiance incomparable, son air vicié, ses couleurs abondantes et ses mille contradictions, j'avais là amplement de matière pour placer un décor piquant. J'ajoute à ce vécu l'inspiration issue d'une nouvelle de Théophile Gautier, « Le pied de momie », laquelle m'a offert une peinture intrigante du marchand mystérieux, un type souvent repris dans la littérature ou au cinéma et auquel j'ai désiré donné ma propre couleur. Ici, cependant, ce n'est pas tant un objet de la boutique qui recèlerait un pouvoir surnaturel mais bien, en phase avec le sujet de mon mémoire, le regard de l'homme qui détiendrait un pouvoir maléfique assimilable au motif du mauvais œil. J'ai ensuite eu l'idée de faire circuler la malédiction. Il me fallait donc un troisième personnage qui serait, en quelque sorte, l'intermédiaire entre le marchand et l'étranger. L'objectif consistait alors à représenter un mauvais œil transmissible, qui affecte un sujet avant de sauter au prochain, et ainsi de suite.

Enfin, un mot sur le titre de mon recueil : « Les regards traîtres », qui possède aussi sa petite histoire. Mon titre de travail n'était qu'un modeste « Les regards », dont on a tôt fait de

me souligner la simplicité, pour ne pas dire la banalité. Pourtant, comme les regards sont et demeurent le cœur de ce qui lie chaque nouvelle entre elles, je ne voulais pas trop m'en éloigner pour le titre final. Il me fallait y adjoindre un terme plus puissant qui transmettrait mieux la potentialité maléfique du regard, rendant ainsi plus évident le travail sur le motif du mauvais œil. Après plusieurs essais, j'ai conclu que le mot traître, chargé de signification, convenait parfaitement. Le traître, c'est celui qui cache son jeu, qui trahit souvent en secret, montrant au monde un visage innocent alors qu'il sème la haine dans l'ombre. Quel terme idéal pour, d'une certaine façon, illustrer la dualité du fantastique, qui d'une manière similaire présente un texte apparemment rationnel, réaliste, tout en apportant, insidieusement, un ou des éléments surnaturels, mystérieux, au centre de la narration, au grand dam du personnage (et au grand plaisir du lecteur).

PROCÉDÉS EMPLOYÉS DANS CHAQUE NOUVELLE

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