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DE RETOUR À QUAI

Dans le document Six sociologues sur un (beau) bateau : (Page 22-26)

Les escales de cet article ramènent à la question initiale : que faire de nos « belles photos » ? Les notions de « beau », d’« artistique » ou d’« esthé-tique » sont généralement bannies des approches visuelles en sciences sociales, tant les images considérées y sont désesthétisées, au profit par exemple d’une fonction d’inventaire, d’aide- mémoire ou en faveur de l’analyse socio-historique des contextes et des acteurs mis en images. L’un des apprentissages de notre atelier et des évolu-tions actuelles du champ des méthodes visuelles est que les photographies (et plus largement toutes les données d’enquête visuelles) ne se contentent plus de donner à voir, mécaniquement et passivement, des lieux, des personnes ou des situations sociales10. Interroger le beau dans nos photos a alors été une manière de faire un autre type d’« arrêt sur image » (Rémy, 2007), moyen d’exploration dans un but de description ethnogra-phique, mais aussi dans une visée réflexive sur le rôle des équipements de recherche visuels.

L’ambition de notre atelier et des travaux collectifs qui ont suivi, y compris la rédaction de cet article, était de se prêter à un exercice d’expé-rimentation qui oblige à interroger explicitement nos pratiques et nos compétences photographiques de chercheurs. Si par habitude professionnelle spontanée, nous avons d’abord convoqué des cadres théoriques pour faire parler nos images, le cumul et les éventuelles contradictions de ces voies montrent la difficulté à dompter les données visuelles.

Celles-ci se jouent des carcans et introduisent des glissements, à tout moment, entre la valeur de trace et la valeur esthétique. Entre tentative de fixation du sens et polysémie de la lecture, plusieurs processus de transformation – ou, selon le point de vue, de

perte de maitrise – s’introduisent lors de la prise de vue, lors des visionnements successifs et lors de l’exploitation scientifique des données visuelles.

De grands noms des sciences sociales, tels Claude Lévi-Strauss et Pierre Bourdieu, en ont d’ailleurs fait l’expérience en voyant leur production photo-graphique valorisée tardivement, y compris sous l’angle esthétique, alors qu’ils n’avaient eux-mêmes pas jugé pertinent d’exploiter ces images produites dans une visée d’aide-mémoire ou de journal de terrain. Les deux se sont par la suite défendus d’avoir voulu faire de belles images, y voyant une entorse à leur œuvre savante : « En fait, le souci d’être sérieux scientifiquement m’a porté à refouler la dimension littéraire : j’ai censuré beaucoup de choses.

[...] Oui, c’est vrai, il faudrait que j’essaie un jour avec un magnétophone de dire ce qui me revient à l’esprit en regardant les photos... » (Bourdieu, 2003, p. 42).

Au moment de rentrer à quai, nous pouvons souligner la plus-value de se saisir de photos qui auraient pu se perdre dans nos disques durs, jolis souvenirs de terrain, non utilisées ou illustratives sans valeur sociologique, pour cause de subjecti-vité qui mettrait en péril la production objective de connaissance. Nous sommes pourtant partis en sociologues, pour un atelier qui ambitionnait d’initier l’analyse du monde social et professionnel d’un bateau Belle-Époque. Or, au retour, certaines de nos photographies semblent plus appartenir au registre du « beau » et aux images contemplatives, qu’à celui de la « science » et des données de recherche : ce simple constat issu de l’atelier a fait abonder les pistes d’explication pour résoudre un embarras face aux belles images qui ponctuaient nos données. Cet embarras n’est pas exclusive-ment attribuable à la menace d’une invalidation des images comme données d’enquête, en raison de leur subjectivité ou d’un « […] sentiment que leur récolte ne s’est pas faite selon une méthodologie suffisamment rigoureuse » (Chauvin et Reix, 2015, p. 17). En arrière-plan de la gêne intellectuelle pour expliquer et exploiter les « belles images » comme données de recherche, il y a sans doute aussi des lacunes de notre équipement (matériel et intellectuel) de chercheur en sciences sociales.

CONCLUSION

La production photographique des chercheurs est tiraillée entre au moins quatre registres icono-graphiques : le technique, l’heuristique, le narratif

et l’esthétique, mettant au défi les méthodes visuelles. Nous attendons de ces dernières qu’elles améliorent notre production photographique afin que nos images deviennent à la fois plus réussies techniquement, plus belles et plus perti-nentes visuellement. Nous souhaitons utiliser la photographie pour mieux voir et décrire les lieux, personnes et situations observées, en valorisant

« […] le principe de l’isomorphisme photographique, qui implique la présence sur l’image de tous les traits ayant reçu l’empreinte lumineuse, qu’ils soient inten-tionnels ou non, importants ou accessoires, qu’ils concernent un élément focalisateur ou des détails » (Piette, 2007). Puis, à l’étape finale de la restitution, nous souhaitons en fin de compte que les images

« illustrent » nos supports de communication ou qu’elles « racontent » le monde social et le travail d’enquête sous la forme d’une « narration photoeth-nographique » (Achutti, 2004) par exemple.

Au-delà de la multiplicité des attentes envers les méthodes visuelles, il nous paraît nécessaire d’instaurer une discussion sur le rapport entre la forme et le fond dans les données visuelles d’enquête. À l’heure actuelle, il semble encore difficile d’accorder une considération équiva-lente aux lectures des images avec une visée descriptive ou heuristique, et à celles avec une visée esthétique et technique. On préfère bien souvent, comme nous l’avons fait durant l’atelier, construire des corpus distincts ou des sous-en-sembles (photos ratées, belles photos, photos thématiques, etc.), afin de mieux cerner la portée à attribuer à chaque type d’images. Pourtant, même les corpus de photographies apparemment les plus contrôlées et neutralisées (une banque d’images d’objets matériels par exemple), élaborées à des fins d’inventaire et de description, contiennent aussi des composantes d’un style photographique, d’un récit de soi ou des autres (Edwards et Hart, 2004). Pour finir, nous soulignons l’importance de densifier le contenu de nos discussions (entre scientifiques, mais aussi peut-être avec des photo-graphes, cf. Maresca, 2007) sur les étapes de la vie scientifique d’une image : captation, stockage, visionnement, classement, utilisation dans une présentation ou un article, etc.

Il appartient au chercheur-photographe d’enga- ger une discussion ouverte et rigoureuse sur sa production visuelle, sans masquer a priori certains registres sous les promesses ou les impératifs d’une scientificité moniste. Il s’agit,

en premier lieu, d’échapper au risque de substi-tuer aux considérations pour le « beau » une préoccupation exclusive pour l’heuristique ou le descriptif : « La part de création inhérente à la photographie documentaire ou au texte en sciences sociales devrait […] être abordée de front : existe-t-il une manière purement documentaire de photogra-phier ou d’écrire ? N’engage-t-on pas immanqua-blement une ambition artistique ou littéraire […] ? Cette ambition est-elle pleinement assumée ou déniée sous l’emprise d’une autocensure qui, selon les cas, se pare des vertus supérieures de l’informa-tion ou de la science ? » (Maresca, 2007, p. 65).

La tendance actuelle des concours de photo-graphies scientifiques cherche à porter un regard esthétique sur des images savantes et éloigne ainsi les chercheurs du travail avec les images. À l’inverse, nous pensons qu’un défi majeur consiste à inventer des façons de mettre l’esthétique au service de la science (et non simplement de sa vulgarisation ou de sa promotion). À ce titre, il y a encore beaucoup à explorer dans le domaine de l’usage scientifique de la belle photographie.

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NOTES

1. Cet article est résolument le fruit d’un travail collectif. Toutefois, l’écriture à six auteur-e-s est un exercice périlleux et l’un de nous s’est chargé de coordonner les plumes. Le nom de l’auteur-coordinateur apparaît en premier, puis les noms des auteur-e-s apparaissent par ordre alphabétique.

2. On peut mentionner l’exemple du concours d’images scientifiques du Fonds national suisse de la recherche scientifique, qui récompense, depuis 2017,

« les photographies, images et vidéos pour leur qualité esthétique et leur capacité à inspirer et à étonner, à transmettre ou illustrer une connaissance, à raconter une histoire humaine ou à faire découvrir un nouvel univers ».

URL : http://snf.ch/fr/encouragement/communication-scientifique/concours-images/Pages/default.aspx.

3. Il convient, ici, d’être précis  : la photo du bastingage figurait dans le stock de photos dans sa version brute (image 4b) et a été classée dans le corpus « belles photos ». C’est ensuite que nous nous sommes rendus compte qu’il s’agissait de la photo envoyée par WhatsApp, dans sa version compressée et rognée par l’application lors de l’introduction du texte (image 4a).

4. URL : http://patrimoine.vd.ch/accueil/flotte-belle-epo- que/croisiere-belle-epoque/cote-suisse/.

5. URL : http://old.myswitzerland.com/fr-ch/les-spots-photo-du-grand-tour.html.

6. URL : http://whc.unesco.org/uploads/nominations/12 43.pdf.

7. L’ensemble des huit bateaux de la flotte a été classé monument historique par le canton de Vaud en 2011.

Quatre des huit bateaux sont également classés au niveau fédéral et inscrits à l’Inventaire suisse des biens culturels d’importance nationale (PBC).

8. URL : http://babs.admin.ch/fr/aufgabenbabs/kgs/inven- tar/a-objekte.html.

9. Décision de classement, 9 juin 2011, p. 2. URL : http://

patrimoine.vd.ch/fileadmin/groups/59/pdf/decision-classement.pdf.

10. Sur le passage d’un « scientisme originel  » à une

« analyse réflexive des situations d’enquête produites avec l’utilisation des images », voir Meyer et Papinot, 2016.

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