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CHAPITRE 4 – LA JEUNESSE POST-CONFLIT ET LE FUTUR DE LA

1. Retour sur le mémoire

« Why does war persist in Guatemala’s post-war? » était la question posée en début d’ouvrage. Par le fait même, celle-ci a guidé les réflexions sur le recours à la mémoire historique dans la région ixil post-conflit. Devant « la persistance de la guerre » en temps de paix, soit la transformation et la continuation de la violence, certains habitants de la région ixil ont mis en récit le passé afin de mieux le comprendre et de lui faire face. Bien qu’elles évoquaient des années révolues, ces narrations sont pourtant toutes aussi éloquentes au sujet du présent. Effectivement, la mémoire se modèle en fonction du présent et d’une série de facteurs qui le caractérisent – qu’ils soient sociaux, politiques, identitaires ou géographiques. Si cette étude a tâché de démontrer la validité d’une telle affirmation, elle a également aspiré à réfléchir sur la façon dont ces récits sur le passé prennent forme dans la praxis en se constituant en un véritable outil d’émancipation et de mobilisation politique.

Afin de livrer un tel argument, ce mémoire s’est déployé en quatre chapitres distincts. Le premier a tâché de familiariser le lecteur avec le contexte historique essentiel à la compréhension des sources à l’étude en partant de la présentation du « printemps démocratique », amorcé en 1944, jusqu’au rapport de la CEH en 1999. Après cet exposé, le chapitre s’est dédié à présenter l’histoire plus longue des dynamiques agraires en se penchant sur les différents cycles de dépossession territoriale au cours de l’histoire du pays. Ces bases se sont révélées incontournables pour la suite de la réflexion.

Le deuxième chapitre s’est attardé à examiner la construction d’un récit commun en se penchant sur l’ouvrage El camino de las palabras de los pueblos en rendant compte du traitement de l’histoire des peuples du Nord du Quiché au travers des différents cycles d’agression et de résistance que la région a connus depuis la conquête espagnole. Le recours au passé avait donc pour objectif de comprendre le présent de violence et de dépossession affectant la région depuis la signature des Accords de paix tout en rompant avec le statut de « victime » attribué par le langage des droits humains. En narrant les dépossessions répétées, permettant de mettre en relation les grandes structures derrière leur histoire (les tentatives

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d’élimination de leur peuple ainsi que l’usurpation territoriale), ainsi que la résistance historique et « épique » de leurs ancêtres, les participants à cette initiative avaient pour but d’orienter les décisions et de stimuler la résistance dans le présent. Ainsi, les membres de cette initiative, après avoir résisté dans les CPR durant le conflit armé interne, déplacent leur combat vers la scène mémorielle.

Hors des pages de ce livre, la mémoire avait des applications concrètes. Le troisième chapitre a analysé les recours à la mémoire historique par un groupe d’activistes impliqués dans le mouvement pour la restitution des terres de Tzalbal. Dépossédés de leurs terres durant le conflit armé, ils se réfèrent au passé afin d’expliquer leur présent et de justifier leurs revendications, déterminés par une longue histoire de dépossession territoriale, les manifestations de la guerre par d’autres moyens et d’un nouveau génocide. Ici, les luttes territoriales et les luttes mémorielles ne font qu’une. En plus de revisiter l’histoire du conflit armé et du passé plus lointain, la mémoire historique s’avère par le fait même un outil de résistance et elle détient une fonction saillante dans la praxis. Ces activistes, par ces discours mémoriels, lient ainsi nettement la violence contre-insurrectionnelle avec les pratiques économiques en temps de conflit et post-conflit, visibilisant ainsi le lien entre la logique génocidaire et celle de l’accaparement territorial. 1

Après avoir exploré les mémoires de survivants du génocide et d’activistes engagés dans la défense d’une cause actuelle, le dernier chapitre se penche sur les aléas de la mémoire de la génération post-conflit. L’histoire du conflit armé devient ainsi, dans un premier temps, une source d’explication de la réalité à laquelle les membres des nouvelles générations sont confrontés et, dans un deuxième temps, une source de mobilisation afin de répondre aux problématiques actuelles. Le cas de l’Université Ixil révèle que la mémoire intergénérationnellede la jeunesse post-conflit est source de mobilisation dans le présent; en décolonisant les savoirs sur le passé, elle espère également pouvoir décoloniser les terres sur lesquelles elle vit.

Les initiatives mémorielles discutées dans cette étude postulent toutes que la violence n’est pas une affaire du passé, mais que le conflit armé interne n’a résolument jamais pris fin,

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qu’il se poursuit par d’autres moyens. Sa continuation se manifesterait par une nouvelle dépossession territoriale se traduisant, pour certains, par la répétition du génocide. L’activisme mémoriel se révèle une plateforme pour une autre forme d’activisme, celui de la défense de la terre, du territoire et des ressources naturelles. Le passé, bien qu’il soit porteur d’un passé douloureux, devient une base pour le changement social; le recours à la mémoire historique s’avère une façon de lutter contre les manifestations du néolibéralisme. Elle répond ainsi aux besoins du présent, elle se forge en fonction du présent. Le passé est insufflé de présent, et le présent de passé.

Si c’est le pari que tente de relever cette étude, il convient de rappeler que la présentation de ces initiatives mémorielles ne prétend aucunement être représentative de l’état de la mémoire dans la région ixil. Bien au contraire, elles côtoient d’autres récits historiques avec lesquels elles cohabitent plutôt péniblement. Une illustration éloquente de cette conflictualité mémorielle se retrouve dans les activités organisées dans le cadre de la reconduite du procès contre Ríos Montt en 2016. Durant le mois d’avril 2016, le tribunal se déplaça vers le village de Nebaj afin d’entendre les déclarations des témoins trop âgés pour voyager jusqu’à la capitale, où se tenaient les audiences régulières. À l’extérieur du bâtiment où se déroulait le procès étaient rassemblées plusieurs proches des témoins ainsi que des membres d’organisations de victimes du conflit armé interne. S’ils étaient réunis afin d’accompagner symboliquement les témoins et les survivants du génocide, un autre groupe d’Ixils leur faisait face; il s’agissait des sympathisants de Ríos Montt, pour la plupart des ex- PAC. Ceux-ci arboraient des pancartes avec les inscriptions : « Comprenons-nous, dans le triangle ixil, il n’y a pas eu de génocide », « Pourquoi la guérilla assassine reste-t-elle impunie? » ou encore « Aucun Ixil n’est mort parce qu’il était Ixil »2. Ce groupe représente un pan de la population ixil qui n’a pas été abordé dans ce mémoire bien qu’il ne soit pas d’une importance moindre. En étudiant les récits mémoriels des Ixils qui légitiment la violence contre-insurrectionnelle et les politiques néolibérales comme des mesures nécessaires pour éradiquer le communisme ou bien pour favoriser le développement économique, nous serions

2 Traduit de: « Entendamos, en el triángulo ixil no hubo genocidio », « ¿Por qué a la guerrilla asesina le dan impunidad? » et « Ningún ixil murió por ser ixil ». Sebastián Escalón, « Nebaj, el olvido que se acerca », 18 mai 2016, [en ligne], https://www.plazapublica.com.gt/content/nebaj-el-olvido-que-se-acerca (page consultée le 23 juillet 2018).

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sans doute à même de mieux comprendre le panorama de la conflictualité mémorielle dans cette région et ailleurs. Pourtant, réduire la conflictualité à ces deux camps serait un leurre, il existe plusieurs divisions et divergences au sein de ce qui peut s’apparenter à de grandes familles mémorielles. L’IMH, les habitants de Tzalbal mobilisés pour la restitution de leurs terres ainsi que les étudiants de l’Université Ixil ne sont que quelques gouttes dans la mer des expressions mémorielles dans la région ixil. Si cela peut consister en une limite de cette étude, elle cherchait plutôt à se pencher sur la singularité de leurs propositions et à explorer les façons dont elles se modèlent en fonction des enjeux du présent et que la mémoire historique devient un outil de mobilisation politique.

Toutefois, bien que ce mémoire ait abordé ces cas d’étude précis, il ne va pas sans dire qu’une sélection a été opérée parmi les informations contenues dans El camino ainsi que dans les témoignages récoltés auprès des narrateurs. Après tout, cela n’est en rien inhabituel dans le cadre de tels exercices; pourtant il convient de souligner ce phénomène, car il consiste également en une limite du principe d’autorité partagée : l’architecture finale est déterminée par le chercheur3. Les histoires que les narrateurs m’ont si généreusement confiées ne sont pas représentées dans toute leur globalité, leur exhaustivité, leurs subtilités. En raison de la nature de cette recherche, des choix ont dû être effectués, bien que j’aie systématiquement tâché de rendre justice aux paroles qu’ils m’ont livrées et aux histoires qui leur importaient. Ce mémoire ne peut donc pas s’enorgueillir d’avoir brossé un portrait fidèle de l’intégralité des récits des narrateurs et d’El camino; celui-ci a plutôt insisté sur les discours autour de la dépossession territoriale et de la continuité de la violence en temps de paix, centraux aux narrations à l’étude.