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I Retour historique entre le Grand Tour et les orientalistes

Mon but dans cette partie n’est pas de faire un récapitulatif historique exhaustif de ces deux pratiques, mais plutôt de mettre en lumière les points qui me permettront par la suite de créer des ponts ou de mettre en avant des ruptures avec nos pratiques contemporaines.

1 - Les orientalistes

À quoi rime l’Orient ? Il répondra qu’il n’en sait rien, que c’est une idée qui lui a pris; et qui lui a pris d’une façon assez ridicule, l’été passé, en allant voir le coucher du soleil.

- Orientales, Victor Hugo, 1829

a - Des témoins de l’histoire

Les peintres orientaliste sont considérés comme des témoins d’une histoire de conquête et de prise de pouvoir. Les voyages en Orient ont commencé à s’instaurer au moment de la campagne de Bonaparte en Egypte. À cette époque, le Moyen-Orient est au centre des conversations. On as- siste d’une part au déclin de l’Empire Ottoman, et les processus de colonisation se mettent en place. Ils sont invités par les différentes expéditions à se joindre au mouvement afin de rendre compte des victoires glorieuses des colonisateurs de l’Ouest sur ces peuples du Sud. Ils accompagnent donc les missions militaires afin de rendre compte de l’actualité des conquêtes en images une fois retournés en France.

Les artistes sont donc invités par les militaires qui deviennent de nouveaux mécènes, et dont l’intérêt est sans aucun doute orienté. Ils subissent donc le rythme imposé par la marche militaire et les déplacements stratégiques des soldats. Christine Peltre rend compte de ces contraintes de l’artiste dans son livre L’atelier du voyage.

À cette facette historique se mêlent des recherches d’ordre ethnographique, philosophique et picturale. Ils seront cependant jugés comme les témoins à demi aveugles de l’impérialisme au nom d’une impartialité de l’art.

b - Les artistes

L’intérêt pour l’Orient se développe à cette époque dans toute l’Europe de l’Ouest, avec une prépondérance pour les pays les plus colonisateurs comme la France et l’Angleterre. On remarque que cet attirance est présente chez les artistes quel que soit le courant artistique auquel ils appar- tiennent. Ces grands lieux leur apparaissent comme un nouvel El-Dorado pictural, l’Orient est le lieu de fantasmes et de rêves.

Les artistes sont si présents sur place que Charles Gleyre, artiste peintre suisse, dira : « On ne sait plus où aller pour éviter la société des peintres. Ils m’ont gâté mon Caire». Cette concentra- tion de personnes cherchant à représenter le monde qui les entoure a une influence sur la manière dont ils le représentent. Peu à peu ils s’éloignent de la vérité des paysages qu’ils ont sous les yeux pour former une sorte de consensus pictural apprécié dans leurs pays d’origine. Palmiers et murs blancs se mettent à faire partie du cahier des charges de la peinture orientaliste, au même titre que les esclaves lascives, les hammams et les vues du Sphinx. Certains tentent par conséquent de trou- ver de nouveaux horizons encore vierges, encore non représentés par le monde occidental. C’est ce qui poussera un artiste comme Fromentin à quitter Alger pour se rendre à Biskra afin d’essayer d’y trouver les véritables paysages de l’Orient.

On commence donc à assister à la fois à une déformation de la réalité mais aussi à un changement de point de vue esthétique. En effet, très présente aux Salons de peinture du début du XIXème siècle, la peinture orientaliste est la source de grands débats sur l’esthétique. Jugée par certains merveilleuse, elle est aussi beaucoup décriée pour la facilité des sujets, l’aspect séducteur des représentations ainsi que leur futilité (que faire d’une odalisque à côté de la grande peinture d’histoire ?!) L’orientalisme permet donc un chamboulement dans les hiérarchies entre les genres de peinture.

Delacroix est un exemple particulièrement marquant au sein de ce groupe de peintres. Il pousse sa volonté de représentation de ce monde en réinventant sa peinture. Il invente notamment la technique du flochetage afin de pouvoir représenter la lumière dans les tissus moirés.

c - Caprices et voluptés

Les peintres ne se rendent pas en Orient simplement pour accompagner de riches mécènes. L’Orient devient le lieu de tous les imaginaires, de tous les possibles. On commence à voir se déve- lopper la fièvre de l’Exotisme. Les artistes sont comme envoûtés par les couleurs, hypnotisés par la chaleur, éblouis par la blancheur du sable et des murs. Dans ce nouveau monde propice à la poésie sensuelle, Delacroix parle d’enflammement, qui se ressent jusque dans les chatoiements de sa pein- ture. Alors que beaucoup sont partis à la recherche d’un dépaysement, à la recherche de nouvelles perceptions, leurs sens sont brouillés, flous, aveuglés par un monde qui leur est si étranger.

Il y a pour eux une forme de retour aux origines, ils cherchent le primitif et l’authentique. Je parle de retour aux origines pour deux raisons. D’une part, ces nouveaux paysages deviennent autant de prétextes pour repenser les grandes épopées bibliques en les représentant sur leurs terres arides d’Egypte pour Moïse par exemple, et non dans les bocages français. D’autre part, réalité et rêve se mêlent à nouveau et je suis tombée sur une phrase de Delacroix disant, face aux vêtements amples et blancs immaculés que sont les haïks et les burnous, que Rome n’est plus dans Rome, en faisant un parallèle entre ces tenues et les tuniques romaines.

Ce mysticisme qui se crée autour de ces voyages et de ces nouveaux territoires, les dé- bats suscités, amènent le théoricien Edward Saïd à formuler l’hypothèse suivante : l’Orient serait une invention de l’Occident. L’image que nous nous représentons de l’Orient aurait été en partie construite à partir de ces images hypnotiques ramenées par des peintres sous le charme d’un ailleurs. Fièvre d’une quête, fièvre de l’exotisme.

C’est probablement ce dernier point qui me fait tant penser au travail de Jean-François, dans une ré-appropriation d’un monde, non pas pour en rendre compte fidèlement, mais pour en transcender la beauté et la mettre au service de son art. Il n’est presque plus question de ce qui est perçu mais de la manière dont cela est perçu et de l’influence que le milieu a sur le récepteur privi- légié qu’est l’artiste. Nous serions donc bien dans des mondes inventés selon une idée de la beauté dont parle Victor Hugo.

2 - Le Grand Tour a - Historicité

Le terme de Grand Tour apparait dès le XVIIème siècle dans le livre Italian Voyage de Richard Lassel. Il ne sous-entend cependant pas les mêmes principes et n’obtient sa connotation actuelle qu’au cours du XVIIIème siècle. En une phrase, il s’agit d’un tour d’Europe organisé afin de former une élite de jeunes gens principalement des hommes, issus des plus hautes classes de la société européenne, et généralement de la Cour. L’éducation de l’époque se concentrait particuliè-

rement sur les humanités grecques et romaines et c’était là une manière de revenir aux sources, sur les traces de ces civilisations qui avaient fondé ces concepts de vie et de pensée.

Le voyage précisément en Italie a été favorisé à partir de 1620 par l’essor de la guerre sur le continent, ce qui rend impossible les longs voyages continentaux. Le Grand Tour se concentre alors sur quatre villes principales : Paris, Rome, Vienne, Londres.

b - Raisons du voyage

Les raisons du voyage sont aussi diverses que les pratiques et les parcours sont hétérogènes. Comme je le disais, il y a tout d’abord l’attirance pour un lieu idéal de souvenirs de l’Antiquité ro-

maine1. Cela est d’autant plus attisé qu’à cette époque on redécouvre les villes ensevelies telles que

Pompéi. Cette jeunesse se passionne alors pour la redécouverte de ces civilisations et de leur fonc- tionnement quotidien figé par la lave.

D’autre part, le voyage est pensé comme une école de vie, dans leur présent. On y apprend «la diversité de tant d’autres vies» selon les termes de Louis de Jaucourt, médecin, philosophe et encyclopédiste français. Il est question de lutte contre les préjugés entre les peuples, on parle alors d’instruction d’utilité générale par cette rencontre de l’autre et on suppose par prise de distance par rapport à ses propres idées et pratiques. En devenant de plus en plus utile, le voyage s’organise et des méthodes de voyage apparaissent comme le texte Voyageur naturaliste de Ferdinand de Saussure.

Au delà de ce bel idéal, il s’agit avant tout de former ces jeunes gens à un goût de Cour, à une certaine forme de sociabilité issue de cette morale de la noblesse. C’est ce que mentionne Jean Boutier2 :

La découverte, ou l’apprentissage des différences constitutives de l’espace européen cède souvent le pas, face aux risques d’un « cosmopolitisme relativiste », au renforcement des « vertus » nationales.

Il s’agit donc avant tout d’une expérience mondaine dans la mesure où ils restent la plupart du temps entre eux sans vraiment se confronter aux populations. En effet, il semblerait qu’on ait eu à l’époque peur de ce que Gilles Bertrand appelle le «choc émotionnel italien». D’où vient-il ?

Ces jeunes gens sont baignés d’histoire et de mythes, tirés des premiers récits de voyages, des revisites de l’Antiquité par les artistes, et de leurs lectures des philosophes romains. Le contact avec la réalité de la société italienne de l’époque est pour eux un choc, une confrontation brutale avec toutes les images qu’il s’étaient faites de ce pays. Cela remet en cause leurs conceptions et les fantasmes qu’ils s’étaient construits. D’où l’interrogation soulevée par Gilles Bertrand : pourquoi ces voyageurs cultivés se déplaçaient-ils ? Pour découvrir le monde ? Où plutôt pour aller chercher ce qu’ils connaissaient déjà ? La peur de l’Autre se fait sentir, la peur de l’inconnu. Afin de ne pas les laisser démunis, des guides de voyage fleurissent, contenant des exemples de conversations stéréo- typées sensées leur éviter tout inconvenance.

c - Les artistes

Où sont donc les artistes dans tout ça ? Ils sont souvent les accompagnateurs de ces riches mécènes. Si ce voyage est d’abord une expérience littéraire, qui se fait à travers les récits de voyage et la constitution d’un imaginaire du voyageur, les peintres, bien qu’un peu plus tardifs, ne sont pas en reste. Leur attention se porte principalement sur l’Italie et ce pour une raison simple : la redé- couverte des grands maîtres de la peinture de la Renaissance. C’est pour eux l’occasion de copier les 1 Gilles Bertrand, Le Grand Tour revisité

toiles, les observer et par ce biais acquérir de nouvelles connaissances, maîtriser la peinture, le des- sin, la lumière et la couleur. Cette formation est pour eux une manière d’apprendre à voir la beauté de l’Antique. C’était donc pour eux aussi une éducation au bon goût.

J’ai été particulièrement touchée par la biographie romancée de Fragonard par Sophie Chauveau où elle retrace les différents voyages du peintre en Italie, notamment ceux où il accom- pagne l’abbé Saint Non et Hubert Robert. Ce récit est révélateur de plusieurs choses : d’une part les artistes qui partaient avec des mécènes leur devaient tout, c’est-à-dire que l’on considérait que toute leur production au cours du voyage appartenait au mécène qui en contrepartie payait sa formation et donc sa capacité à utiliser ces nouvelles techniques par la suite, pour son propre compte.

D’autre part, Sophie Chauveau nous fait part du choc que Fragonard a ressenti en Italie. Il semblerait que les peintres aussi étaient en émoi devant tant de beauté et que celle-ci avait un effet aussi constructif que dévastateur selon les cas. Elle racontait par exemple que pendant des semaines Fragonard n’a pu toucher un pinceau, toute sa créativité était annihilée. En fait, cela est à mon sens révélateur du poids moral impliqué par ce voyage. Il place le jeune voyageur dans une posture qu’il se doit de tenir, le jeune homme de Cour doit être bien vu, le peintre doit produire. Et ces contraintes sont parfois si fortes au sein du personnage qu’elles l’empêchent d’avancer, et cela est surtout vrai dans un espace comme celui de l’Italie où le poids de l’histoire est déjà fort, présent dans les pierres et l’air qu’il s’y respire.

Peut-être que moi aussi, j’avais envie de me confronter à mon rêve d’Italie. En tout cas, cette aspiration pour les beautés cachées des peintures de la Renaissance, pour cet Antique civilisateur, je l’ai senti. Il y a une forme de violence qui est peut-être celle de l’évidence. Évidence de la beauté et de la force face à laquelle il ne faut pas se décourager, c’est ce que disait Fragonard quand il soupirait qu’il ne pourrait jamais atteindre les grands maitres. Il ne s’agit donc pas de s’y confronter, mais d’y puiser une force, de décaler sa manière de voir, et Fragonard inventa le jaune.

II - Nos manières de voyager