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III.2.1 Le langage comme action et les rapports entre pensée et langage.

Les recherches en clinique de l’activité à ce propos nous donnent des repères qui vont nous aider dans l’analyse des données. Il s’agit maintenant de présenter la conception théorique qui nous guide dans l’analyse des rapports entre langage, pensée et activité. Faita relève l’importance de la notion de « sujet » en sciences du langage. Il considère

que « ce sujet communicant n’est pas considéré sous l’angle de ce qu’il fait en agissant sur les autres et son environnement, sur les objets, en même temps que sur lui-même. Ce qui lui vient d’autrui, ce qu’il adresse à autrui en matière d’actions et de ressource pour l’action, en bref cette totalité qui lui permet d’être et de se développer parmi d’autres ne trouve pas de terrain pour être saisie, du point de vue des études du langage » (2011, p.59). L’auteur marque que « le langage comme activité n’est que très partiellement théorisé ». (ibd)

Dans la même direction, Kostulski (2004) affirme que le langage peut prendre différents statuts dans le cursus de l’intervention : il peut être simultanément le produit d’une activité conjointe, un instrument au service d’une autre activité et une activité constituée de ses propres objets et instruments. L’activité langagière est un rapport entre plusieurs activités. Les réalisations langagières sont l’expression de l’activité langagière des sujets.

Selon Bournel-Bousson, aprés Faita (2011), avec Vygotski et Bakhtine, la clinique de l’activité donne au langage le statut d’activité dialogique ( p.149). « En donnant la

parole au travail, on a créé une activité à part entière. (...) le discours sur le travail n’est pas recueilli, il est coconstruit, entre les collègues de travail et le chercheur. Cette construction permet « un développement de l’interprétation de la situation chez nos interlocuteurs » (Clot, 2001, p.11) » (Bournel-Bosson, 2011, p.152). Clot (2001)

affirme que passer l’action au crible de la pensée est une action à part entière pour le sujet.

Afin de pouvoir définir si les transformations des activités sont des développements du pouvoir d’agir des professionnels, nous procédons à l’analyse des dialogues produits lors de l’intervention pour déceler les événements de pensée qui produisent du nouveau : une nouvelle façon de penser, de sentir, de dire et/ou d’agir. Ces événements de pensée peuvent se transformer en ressources pour l’analyse d’un problème, comme le montrent Kostulski et Clot (2007). Ce rapport entre deux activités, activité langagière et

activité d’analyse, prenant différentes fonctions – source et ressource - au cours du dialogue, est un processus fondamental du développement. Kostulski et Clot (2007) signalent que ces migrations fonctionnelles prennent place lorsqu’une activité migre de source à ressource de l’autre activité, lorsqu’une se transforme en instrument de l’autre dans le passage de l’une dans l’autre (Clot 2008, p. 208).

Pour reprendre les termes de Bounel-Bousson, il s’agit d’ « offrir à la parole au travail

d’autres projets que celui de sa mise en mots » (2011, p. 151). Comme le montrait

Vygotski, il y a « un devenir en partie imprédictible de la pensée dans le mot et

inversement" (Vygotski, 1997) ». Autrement dit, nous cherchons à donner l’occasion aux

professionnels de développer leur interprétation des situations (idem), d’aller au-delà du déjà vécu en le prenant comme moyen pour franchir ses limites en augmentant le rayonnement du pouvoir d’agir. Les cadres dialogiques instaurés par l’intervention se prêtent à cet exercice, comme l’avait déjà établi Oddone (1981).

Selon Vygotski (1997), le langage est un instrument interpsychologique et destiné à devenir intrapsychologique. La « signification » du mot est l’unité d’analyse. Le rapport entre pensée et langage est lié par la signification. Le passage du langage intérieur au langage extérieur n’est pas une traduction directe. Ce processus relève d’une transformation complexe dont on peut repérer une dynamique d’abréviation du langage intérieur qui se transforme en un langage syntaxiquement décomposé et compréhensible à tous. La pensée n’est pas prête à être employée dans le langage. La signification médiatise la traversée de la pensée en une autre structure, qui caractérise le langage extérieur. Dans cette traversée, la pensée se réorganise et se modifie. Clot (2008) souligne que « nous cherchons la réorganisation fonctionnelle de la pensée au travers

du dialogue » (p.238). À la base de cette traversée, il existe une fonction, celle qui

pousse le sujet à parler de quelque chose à quelqu’un, l’activité langagière. La pensée effectue ainsi un travail, elle sert à résoudre un problème.

Bakhtine souligne que « Tout énoncé a la prétention d’être juste, vrai, beau, etc. Et ces

valeurs de l’énoncé ne se déterminent pas par rapport à la langue (en tant que système), mais par les formes de leur rapport à la réalité, au sujet parlant, aux autres énoncés – aux énoncés d’autrui (en particulier, à ceux qui les posent comme valeurs du vrai, du beau, etc.) » (1984, p. 333). L’énoncé, comme le définit Bakhtine,

est une triade vivante tournée vers l’objet, vers autrui et vers soi (Faita, 2013).

Le réel de l’activité, comme nous avons présenté, ne peut être soustrait de l’activité sans la priver des conflits qui sont le point de départ de son développement. Pour

l’étude de ces processus de développement et ses empêchements, les rapports entre le réalisé et le réel peuvent servir de base (Clot 2008). Le sujet doit donc se laisser surprendre par l’activité réalisée pour ouvrir la voie au réel en transformant, dans les cas réussis, l’activité empêchée en une histoire possible. On se sert de l’activité réalisée pour avoir accès à l’activité inobservable. Uniquement en ce faisant, l’interprétation des conflits du réel et de ses empêchements devient jouable aux yeux des professionnels et des chercheurs dans ces domaines respectifs.

L’expérience et le développement sont des processus qui se déploient quand les sujets sont confrontés au réel. Les produits de cette confrontation ne sont que des formes sédimentées provisoirement qui se défont continuellement quand les sujets doivent trouver des issues pour surmonter les obstacles quotidiens dans les réalisations de leurs actions. Avec le développement comme objet, il s’avère nécessaire de le provoquer pour restaurer la vitalité de l’activité de travail et également pour pouvoir l’étudier.

Pour ce faire, la multiplication des contextes dans l’intervention est nécessaire, car elle provoque différentes réalisations qui dupliquent l’activité en rendant possible l’accès au réel de l’activité. Il s’agit de provoquer un changement dans le statut du vécu. Quand le vécu est transformé en objet d’analyse, il peut devenir le moyen de vivre d’autres vies. Dans ce processus, il y a donc un passage d’une activité à l’autre. C’est cette histoire de la transformation du fonctionnement de l’activité qui nous intéresse.

Cependant, Faita nous alerte « qu’en aucun cas l’auto-confrontation (et l’instruction au sosie) n’est conditionnée par une quelconque obligation de résultat ! Le processus peut

fort bien tourner court, le dialogue se tarir, des enseignements pourront également en être tirés, puisque c’est de l’établissement (ou non) d’un rapport dialogique qu’il s’agit, visant à la transformation positive de situations de travail et la production de connaissances à propos de celle-ci, en aucun cas d’entretiens orientés vers «l’extraction» de savoirs détenus par les sujets soumis à des situations expérimentales » (2013, p.65).

La méthodologie cherche donc à organiser la transformation de l’action afin de développer l’activité du sujet et rendre visible ce processus. « Il y a là développement du

fonctionnement grâce à l’organisation d’une répétition sans répétition au sein d’une nouvelle activité dirigée, une histoire du développement dans le fonctionnement. C’est cette migration de fonctions qui supporte le développement et qui le réalise même. »

(Clot, 2008. pag169). Dans l’analyse des données, nous cherchons à cerner ces migrations fonctionnelles dans le processus de développement du pouvoir d’agir.

L’analyse de l’activité tient à ce que les sujets puissent transformer leur activité de travail justement parce que les expériences vécues dans l’activité de travail vont être déplacées dans au moins plus d’un contexte. Il faut considérer que dans ces passages au sein de différents contextes, « le changement d’adresse et de destinataire de l’activité

est le ressort central et même l’énergie motrice de la relance ou la reprise de l’activité » (Clot 2008, p.167). Nous procédons également à l’analyse du changement

des destinataires et ses effets dans l’activité d’analyse des données comme pistes importantes dans le développement du pouvoir d’agir.

Nous allons procéder à l’analyse des données issues de l’intervention par la présentation de ce que nous avons identifié comme les conflits réalisés dans le cadre dialogique d’analyse de l’activité. Ces conflits sont la marque de préoccupations des professionnels transportées et adressées au groupe d’analyse ou issues de l’activité dialogique. Quel qu’ils soient, ils sont réalisés dans le cadre d’analyse de l’activité. Nous suivrons ces conflits dans leur déroulement pour déceler les développements psychologiques et pratiques provoqués par l'activité d'analyse de l'activité pratique. Avant d’analyser la dynamique du processus de ce qui, selon nous, est un processus de développement du pouvoir d’agir, nous nous concentrerons dans l’analyse des objets de discours et objets de débats dans le dialogue.

III.2.2 Ressources théoriques pour l’analyse de dialogues sur les objets de discours et objets de débats.

III.2.2.1 Objets de discours

Nous analyserons les extraits de dialogues à partir des travaux de Sitri et de Clot pour déceler la production et développement d’objets de discours et objets de débats.

Pour analyser les extraits de dialogues retenus, nous nous appuyons sur les travaux de Fréderique Sitri (2003) afin de saisir les objets de discours, leur constitution et leur développement.

Sitri est dans la perspective de l’analyse de discours français et elle cherche, par son travail sur l’objet de discours, à articuler les catégories de langue et les catégories de discours. Selon Sitri, l’objet de discours est « une entité constitutivement discursive, et

non pas psychologique ou cognitive » (p.39). Il nait et se développe dans le discours et

il est pris dans la matérialité de la langue.

Afin de ne pas tomber dans « une reconstitution difficilement contrôlable d’un

« vouloir dire », supposé transparent aux interlocuteurs eux-mêmes et à l’analyse »

(p.26), Sitri se tourne vers les contraintes formelles qui marquent la constitution des objets de discours, leur construction collective dans l’interlocution et la dimension interdiscursive de ces objets. Sitri garde de la tradition de l’analyse de discours français

« l’importance accordée à la présence dans le discours des « discours autres » » (p. 26

et 27).

L’interdiscours fait écho à la notion de dialogisme chez Bakhtine, comme l’affirme Sitri. Elle retient de Bakhtine que les mots utilisés par les locuteurs sont « habités » par les voix d’autrui. Sitri dénomme dialogisme interdiscursif, l’énoncé qui se constitue par les discours déjà tenus. F.Sitri souligne que le dialogisme interlocutif est compris comme « le discours autre, c’est aussi le discours de l’autre, autre interlocuteur, réel

ou supposé, producteur de discours antérieurs aussi bien que de la réponse attendue par l’énoncé en cours » (p. 29).

La logique naturelle sert à Sitri de base pour proposer la notion d’objet de discours, car elle s’intéresse à l’argumentation non pas comme démonstration, mais en tant qu’ « une

activité discursive toujours produite en situation et orientée vers certains destinataires », qui produit ainsi une schématisation par le locuteur à un interlocuteur.

La logique naturelle, à contrario de la logique formelle, donne une vision dynamique à l’objet de discours (p.32).

Sitri propose deux catégories descriptives intermédiaires entre la notion d’objet de discours et ses formes. Il s’agit de la thématisation et de la reprise. La thématisation est une opération déterminante de l’apparition et de la transformation des objets de discours. Elle permet de « détacher, d’extraire, de contraster et d’emboîter » (, p.190). La reprise est un processus paradoxal, car une fois repris, un segment du discours devient l’objet de discours et est transformé, modifié – jusqu’à devenir autre. L’objet de discours configuré par la reprise peut se repérer par un emboîtement, un passage d’un élément thématique à un autre, par spécification progressive, ou par la juxtaposition, définie par le développement d’une thématique en particulier lorsque plusieurs sont proposées dans l’intervention initiale.

Nous utilisons les travaux de Sitri (2003) sur la constitution et le développement des objets de discours, afin de comprendre les processus d’altération dans l’activité dialogique. L’analyse du discours a donc constitué un moyen pour accéder aux processus de pensée et les analyser. Nous procédons par cette analyse des activités

psychologiques à un renouvellement de ce que propose Sitri. Nous prenons la caractéristique déformable de l’objet de discours (p.50) comme le signe d’un développement du réel du dialogue. Comme le justifie Bournel-Bousson, « Ce qui est

important, dans cette déformation des mots, c’est qu’elle révèle l’activité psychique des sujets aux prises avec un difficile à dire. Confrontés à l’obstacle de l’indicible, les sujets, pour parvenir à une issue heureuse, doivent détacher les mots des significations auxquelles ils étaient liés, provoquant un choc en retour sur la manière de penser. Séparer le travail des mots d’une quelconque activité psychique, comme le propose Sitri, apparaît une entreprise hasardeuse, tant objets de discours et objets de pensée sont intrinsèquement liés ». (2005, p.113)

Objets de débats

III.2.2.2 Objets de débats

Clot, à partir d’une approche d’inspiration bakhtinienne, propose un rapport entre l’objet de discours et l’objet de débat (2008, p. 245). Ce dernier se développe par l’augmentation du volume de l’activité de pensée en le renouvelant. Selon l’auteur, Sitri identifie le terme objet de débat seulement à l’objet de discours. Clot fait la distinction conceptuelle entre l’objet de discours et l’objet de débat. Il relève que l’objet de débat est difficile d’accès, mais que les objets de discours sont développés au service du développement de l’objet de débat. L’objet de débat se configure comme un souci habituel, um « problème de métier », à partir duquel se développent les objets de discours qui sont, au début, imposés par la réduction du périmètre interlocutoire dans le cadre du dialogue realisé. Des conducteurs de train dans le cadre font du freinage un objet de discours. Plusieurs objets de débat, propres au mètier s’y réalisent : la sécurité, les horaires à tenir, le confort des passagers (Clot 2008, p. 245, 246). L’objet de débat, source, peut devenir ressource pour discuter l’objet de discours, qui peut une nouvelle fois devenir la source de la poursuite d’un débat du métier. Ce processus intègre les valeurs du métier. Il s’agit d’un processus des migrations fonctionnelles entre objet de discours et objet de débat.

Nous nous servirons de cette distinction proposée par Clot afin de cerner les objets de débat du métier comme moyen d’accéder aux critères, ou les conflits de critères de

valeur, qui s’instaurent dans le cours du dialogue, et également dans le processus du développement du pouvoir d’agir et/ou leur empêchement.

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