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Section 2 : La place du village, une agora paradoxale

A) Le repoussoir urbain

Lors de nos entretiens, à de nombreuses reprises, la question de l’identité villageoise comme foncièrement ‘’rurale’’ est ressortie. C’était à chaque fois un moyen de repousser l’idée que ces villages étaient devenus, à leur façon, des lieux urbains. Ainsi, à Champagnier, Léa, qui décrit pourtant un village entièrement tourné sur l’agglomération grenobloise pour le travail et les courses, défend l’intégrité singulière du village : « Oui, mais tu y es connecté [à

Grenoble] grâce aux transports, mais tu n’y es pas connecté physiquement. Tu ne peux pas y aller à pied, t’as pas d’immeubles, tu n’auras pas d’immeubles à Champagnier. Non, pour moi ça restera un village, un plus gros village, mais ça sera toujours un village. [Et qu’est-ce qui fait la particularité d’un village en général pour toi ?] Bah c’est les petites maisons, les petites rues. Que ça ne soit pas très gros, un peu vieillot. […] [Mais du coup, dans leur vie, Champagnier c’est un quartier de Grenoble. Parce que les gens ils ne font qu’y vivre, mais après ils vont à d’autres endroits reliés à la ville.] Non, je ne suis pas d’accord. Je peux comprendre ta théorie, mais en le vivant ce n’est pas ça. Le village, tu ne peux pas dire que c’est un quartier de Grenoble ! » Elle poursuit sur la particularité géographique de la

commune : « Je pense que c’est vrai qu’avec la combe, on n’est pas… C’est ce que je dis aux

gens quand je parle de Grenoble et de Champagnier en général, c’est que ce qui est super c’est que comme Grenoble c’est une cuvette, bien la ville ne pourra jamais manger la campagne. Parce qu’on est bloqué par la montagne quoi. Donc les petits villages comme ça, comme Jarrie, comme Champagnier, Herbeys comme plein de trucs, ça peut grossir mais ça restera des villages, pour moi. » Ce contexte physique valorisé est un trait typique de

79 représentations périurbaines d’après Éric Charmes : « Au-delà d’une proximité avec la nature

et l’agriculture, les périurbains désirent que leur commune soit intégralement entourée d’espaces non-bâtis. Ils font de ces ceintures vertes un élément identitaire fort. Comme nous l’avons dit, avoir le sentiment de s’extirper de la masse urbaine est un élément clé dans la conception que les périurbains se font de leur cadre de vie. Il s’agit de pouvoir quitter la ville en traversant des espaces aérés et verdoyants. Que les zones bâties se rejoignent et les périurbains ont vite le sentiment d’être rattrapés par la banlieue qu’ils ont fuie.78 »

A Champagnier toujours, ce sont les représentations de la ville lieu de délinquance qui ressortent auprès de Jacques et Martine : « On se sent préservé un peu, mais on sent la

présence quand il y a des vols ou des trucs comme ça. Quand il y a des gens qui s’installent vers les Quatre vents. Qui sont nombreux, qui ont des voitures, ou qui se mettent vers Rochagnon [hameau de la commune]. Qui font un peu du bruit. On la ressent comme ça la proximité de la ville. Une présence de jeunes qui sont là. » Comme Léa, c’est la structure

traditionnelle du bâti qui est mise en avant pour réfuter ce caractère urbain : « [Mais vous

vous sentez urbains ou pas ?] Non-non-non. On est préservé de ce côté-là. Tant qu’on reste sur des ‘’maisons-maisons’’. » Et également comme Léa, le contexte géographique de la

commune leur parait la garantie d’une préservation contre ‘’l’urbanité’’ : « La jonction avec

l’urbain elle n’est pas faite encore. On est préservé par la forêt pour l’instant. Tant qu’il n’y a pas l’invasion tout le long quoi en continuité. Nous on a cette chance là. Mais tant qu’il n’y a pas de maisons trop hautes, ça reste un village protégé, le bois nous coupe quand même du… ça fait une rupture la montée de Champagnier.» Léa note d’ailleurs avec une certaine

acidité la volonté de préservation des habitants de son village, qui se ressent d’après elle sur les espaces publics : « Ils résistent à l’invasion ! […] Moi je pense qu’ils ne sont pas prêts à

ça les Champagniards. De rencontrer des gens qu’ils n’ont pas envie de voir ! [Mais parce qu’ils sont plus fermés qu’ailleurs ?] Ils sont bien entre eux. Je pense que les gens ont un réseau de potes et c’est bien suffisant. »

De même, Mme Cloteau exprime ses réserves face à Grenoble : « Je n’en ai pas moi.

Et je n’en ai jamais eu vraiment [des liens avec Grenoble]. Quand je travaillais à Grenoble, j’allais et je revenais. […] Et en fait Grenoble-centre moi je n’y vais quasiment jamais, ou très peu. Après c’est sûr que je peux m’arrêter à Grand’Place, je peux m’arrêter à Comboire. Après c’est un peu dommage mais moi je n’ai pas vraiment de lien avec Grenoble. » Elle

explique sa vision de la ville comme lieu de fracture, par opposition au village : « Parce que

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c’est très typé socialement quand même. On voit bien les fractures sociales quand on est à Grenoble. On voit bien qu’il y la communauté des italiens, des polonais, tous ceux qui sont arrivés à une époque, les maghrébins d’un autre côté. Il y a tout ce qui peut être autour de la montagne, avec les cadres moyens intermédiaires. Ah ouais, moi ça m’a choquée quand je suis arrivée. Des fractures sociales visibles à ce point-là ça m’a vraiment choquée. Alors je me dis ‘’je rêve du jour où tout ça fera un melting pot, ça sera génial !’’», et poursuit sur sa

difficulté à saisir Grenoble comme un lieu où la centralité est lisible : « Mais vous qui êtes

urbaniste vous allez me comprendre. Moi, quand je suis arrivée à Grenoble déjà je ne comprenais pas cette ville, d’abord les fractures sociales et tout ça, et je disais ‘’mais il est où le centre-ville ?’’, et mon mari me disait ‘’mais on y est passé’’. » Elle résume cet écart avec

la ville : « Les Champagniards déjà ne se sentent pas vraiment Grenoblois. », et justifie plus loin : « De toute façon on n’a pas de transports en commun, ou alors un bus aléatoire, donc

c’est vite réglé […] Et du coup, c’est peut-être aussi ça qui fait le problème. On n’a jamais été tournés vers Grenoble, parce qu’il n’y a pas de transports vers Grenoble. » De la part de

‘’néo-ruraux’’, ce rejet de la ville parait paradoxal, tant, comme l’explique Michel Lussault : « aujourd’hui, vivre à la campagne est sans doute en France une des postures les plus

urbaines qui soient. Les néoruraux, qui se revendiquent comme tels, sont des urbains qui justifient leurs spatialités en en appelant à une mythologie urbaine particulière: celle de la campagne et de la ruralité - comme d’autres mobilisent celles du cosmopolitisme et de la mixité pour justifier des choix résidentiels dans les fractions urbaines qui restent marquées par une plus grande densité, la diversité et la continuité bâtie.79 »

A Cognin-les-Gorges, Solène exprime également son rejet de mode de vie urbain : « Ah la ville non-non, je suis sûre que ça me saoulerait. Moi c’est vraiment la campagne. […]

Franchement [vivre plus tard] ça serait dans la montagne, être tranquille. Parce que du coup tu n’as pas de voisins… » A Beaurepaire, Luce exprime la même chose : « [Mais vous pourriez vivre en ville par exemple, comme à Grenoble ou Lyon ?] Non. Ah non-non-non. Campagne ! [Pourquoi ?] La ville non, je ne supporte pas. Pourtant je suis née à Lyon. Bon juste née (rires) Mais non-non-non, campagne ! [C’est quoi que vous aimez à la campagne ?] C’est la tranquillité, c’est la nature, c’est tout. On va dans les étangs aux alentours. Il n’y a pas ce stress qu’il y a en ville. Le matin, je ne suis pas pressée comme si je me disais ‘’il va y avoir du trafic’’. Il y a ça qui joue aussi. »

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