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À rebours de la caractérisation extérieure qui dessine un corps narratif, la chair s’élève donc contre l’automation du regard, et rappelle qu’il est possible de réinvestir les corps. La partie ne vaut pas nécessairement pour le tout chez Wakamatsu, en tant qu’elle ne nie pas qu’il subsiste une force vitale de renversement dans ce qui n’est pas montré, mais elle est autonome et désigne un état achevé du corps, comme la main du contrôleur. La vie de ce personnage, père de famille à la vie intime et professionnelle réglée, est symptomatique de la biopolitique de la seconde moitié du vingtième siècle qui agit par contrainte des corps, des uniformes et des attitudes, indépendamment des catégories traditionnelles du public et du privé. Celle-ci s’inscrit dans la pleine continuité de la discipline, soit de la chaîne de montage en usine, mais investit tout le tissu social et temporel des êtres humains qui voient désormais leur vie comme objet d’organisation. Rappelons que ce nouveau mode de régulation procède déjà lui-même d’un changement de paradigme politique, accompagnant la transformation de la souveraineté mais aussi du tissu économique :

44 « Une des plus massives transformations du droit politique au XIXe siècle a consisté, je ne dis pas exactement à substituer mais à compléter, ce vieux droit de souveraineté – faire mourir ou laisser vivre – par un autre droit nouveau, qui ne va pas effacer le premier, mais qui va le pénétrer, le traverser, le modifier, et qui va être un droit, ou plutôt un pouvoir exactement inverse : pouvoir de “ faire ” vivre et de “ laisser ” mourir28

. »

C’est une énergie vitale (l’énergie mise au travail, et non dans la sexualité libre, jusqu’à ce que se produise un renversement chez le personnage) et une disponibilité du corps (la surface de la main, les réactions des chaînes musculaires autour de l’outil) vis-à-vis de l’uniforme et de l’instrument du contrôleur qui sont l’objet de cette biopolitique. Sa bonne santé, sa vie réglée assurent à la fois une productivité maximale et des écarts de conduite réduits au minimum. Nul besoin de châtiments ou de policiers ; le système économique comme l’ordre moral sont inscrits dans le corps même du personnage, dont la technique est à la fois un mode d’action et un procédé d’assujettissement en continu :

« Et s’il est vrai que le juridique a pu servir à représenter de façon sans doute non exhaustive, un pouvoir essentiellement centré sur le prélèvement et la mort, il est absolument hétérogène aux nouveaux procédés de pouvoir qui fonctionnent non pas au droit mais à la technique, non pas à la loi mais à la normalisation, non pas au châtiment mais au contrôle, et qui s’exercent à des niveaux et dans des formes qui débordent l’Etat et ses appareils29

. »

C’est bien contre son précédent état (la main comme instrument, le reste du corps comme base vitale mais sans force expressive en relation avec son outil de travail) que s’insurge le Contrôleur. À travers sa révolte contre la débilitation de son corps, mais aussi sa revendication de pouvoir repenser le mode d’apparition des corps de ses victimes qu’il peinturlure et prends en photo, c’est une contestation d’ordre biopolitique qui se met en place sur le terrain de cette dernière, et qui à la discipline oppose les puissances de la sexualité. Celui-ci va désormais porter la sexualité dans le champ social, ouvrant par les fluides et les affects sur la puissance nouvellement acquise de son corps. Herbert Marcuse résume bien les enjeux du plaisir, et la menace latente qu’ils portent :

« Dans une société répressive qui impose qu’on mette sur un même plan ce qui est normal, ce qui est socialement utile et ce qui est bien, les manifestations du plaisir pour son propre

28 Michel Foucault, Il faut défendre la société, Cours au Collège de France, 1975-76, Hautes études, Gallimard/Seuil p 214

45 compte apparaissent nécessairement comme les « fleurs du mal » (68). Contre une société qui utilise la sexualité comme moyen pour réaliser une fin socialement utile, les perversions maintiennent la sexualité comme fin en soi ; elles se placent ainsi en dehors du règne du principe de rendement et mettent en question sa base même. Elles établissent des relations libidineuses sur lesquelles la société doit jeter l’anathème, parce qu’elles menacent de renverser le processus de civilisation qui a transformé l’organisme en instrument de travail30...." »

Entomologiste d’un autre genre, l’ancien contrôleur ne va pas tarder à transposer l’expérience des insectes aux humains, et faire s’épanouir ses propres fleurs du mal. Ses efforts seront désormais tournés vers un mode de relation sans conséquence, purement affectif et esthétique (la mise à nu, les photographies, la relation silencieuse, inexprimée entre lui et B, la victime à laquelle il s’attache), une perte d’énergie du point de vue de la biopolitique utilitariste qui gouverne les hommes et leurs passions. Le Contrôleur rappelle le corps à sa nature animale, notamment en établissant un parallèle avec les papillons et grenouilles de laboratoire. Il enferme une grenouille dans un bocal afin d’y essayer sur elle le chloroforme qu’il vient d’acquérir. Une fois celle-ci endormie, le Contrôleur caresse l'entrejambe d'une poupée posée non loin, avant de se reporter sur celui de la grenouille chloroformée. La musique opère une montée progressive, comme un prélude à quelque chose, soulignant une tension invisible mais néanmoins présente à l’image. Le Contrôleur a trouvé comment figer le corps sans l'altérer, soit la possibilité de le faire sortir, un temps, du circuit social et ce sans conséquences pour lui-même. Il va dès lors s’employer à repérer des jeunes femmes, les suivre jusqu’à leur domicile, injecter du chloroforme en masse par le moindre orifice puis y entrer par effraction pour s’y livrer au viol et à la manipulation des corps, comme si les maisons baignées de chloroforme constituaient un nouveau théâtre. Au-delà de leur nature criminelle, les expériences du Contrôleur acquièrent une dimension esthétique lorsque celui-ci s'achète un appareil photo, pour des « expériences biologiques », comme il l’affirme au vendeur. À lui de recréer des catégories pour les corps, sans se soucier des uniformes, des strates sociales. Une séquence nous montre cette forme de renaissance du corps à l'image, à travers le cliché de polaroid que le Contrôleur vient de prendre, et qui se colore sous nos yeux au contact de l'air. Deux images émergent31. La première, c’est le Contrôleur qui se voit (pour la première fois peut-être) lui-même, alors qu’il observe le polaroïd que le vendeur vient de prendre de lui.

30 Herbert Marcuse, Eros et civilisation, Editions de minuit, Collection Arguments, 1963, p 52 31 Voir volume d’annexes, page 4.

46 La deuxième, c’est celle que nous le voyons prendre dans la foulée de la scène de l’achat, alors qu’il photographie une femme nue. C'est une première image que le Contrôleur tient dans la main, et que la caméra vient confronter par un travelling latéral horizontal au même corps que celui aperçu dans le cliché précédent. Cette image dans l'image constitue peut-être l'avènement explicite du corps comme objet de représentation, et donc de contrôle, qui va pousser le Contrôleur à devenir le scénographe de ces mêmes corps, qu'il lui appartient désormais de mettre en scène. C’est aussi la possibilité d’un dévoilement dans un intervalle bref : si les conditions de diffusion de l’époque n’autorisent pas la représentation des organes génitaux, le polaroïd qui s’éclaircit peu à peu au contact de l’air commence à dessiner les formes des lèvres vaginales de la jeune fille, sans que l’image en soit assez précise pour tomber dans l’interdit. Mais la transgression est là : apposition immédiate de la sexualité dévoilée dans son interdit sur le corps qui la porte, et que l’on sait dès lors receler plus que ce que l’on veut bien nous en montrer. L’image interdite dévoile par friction, à la lisière de son impossibilité.

Le Contrôleur se fait alors explorateur, armé de son masque à gaz qui le protège du chloroforme et de sa lampe torche. Disposant un trépied lumineux devant la scène (scène du crime, scène de la mise en scène), il parcourt du doigt le corps de sa victime. La main, de nouveau suivie par la caméra lors de séquences en gros plan, n'est plus l'outil mécanique qui poinçonne mais le centre de perception qui caresse, parcourt, et en même temps le centre de l'énonciation, le geste qui dispose à un rapport autre, déshabillant délicatement la victime et disposant avec précision ses effets sur le sol. Le son est alors inexistant, ni effets ni musique, comme si tout l'espace de l'image (comprise dans son tout) était alloué au visuel qu'organise la main. Mais si cette main est dans un rôle opposé à celui de son apparition première dans le film, le Contrôleur ne peut pourtant exister dans un même plan que sa victime, qu’il pénètre tandis que celle-ci est inconsciente. Ni la conscience qu'ils ont d'eux, ni leur présence à l'image n'est la même. Bien que les corps soient unis et les visages collés l'un à l'autre, le masque du Contrôleur contraint ce dernier, constituant une barrière impénétrable. Ce masque, qui rend anonyme une partie du visage en l'occultant, se révèle alors comme un dispositif de pouvoir, puisqu'il est à la fois supérieur au corps qu'il désingularise et garant d'une liberté d'action dans l'environnement mortifère qu'induit le chloroforme, invisible mais omniprésent. Si la piscine est vide, le monde, lui, est plein de ce gaz aliénant qui dénie aux corps la possibilité de l'action et de l'interaction non passive, non subie. En ce sens, le Contrôleur marche réellement (bien que paradoxalement) main dans la main avec les dispositifs de pouvoir, bien que ce renversement constitue pour lui une révolution. Une fois commis son

47 crime, le Contrôleur parcourt les rues gaiement, zigzagant ; la liberté, c'est bien d'échapper à la ligne droite.

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