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Rencontre paradoxale

L’oxymore rapproche deux termes contraires dans une formulation qui peut apparaître contradictoire. L’image peut contenir en elle-même le tout et son contraire. Jean Cocteau imagine, sur la base du conte La Belle et la Bête, un film relatant la métamorphose de l'homme en la bête, et inversement, réunissant dans un rapport dychotomique les notions de bien et de mal, de la beauté et de la laideur, de l’homme et de l’animal.

L’habit ne fait pas la Bête de la Belle

Jean Cocteau (1889-1963), artiste et poète français protéiforme, n’appartient à aucun mouvement, on le rapproche souvent du Dadaïsme et du Surréalisme. Il s’est attaché, à travers nombre de réalisations à rassembler toutes les formes d’expressions artistiques. Il réalise pendant la guerre un film en noir et blanc, d’une durée de 96 minutes, à la croisée des genres fantastique, merveilleux et poétique : La Belle et la Bête (1946) adapté de la version du conte publiée en 1757 par Jeanne-Marie Leprince de Beaumont. Cocteau choisit cette œuvre littéraire pour sa trame narrative qui ressortit du domaine du merveilleux. Sous l’Occupation, le monde a besoin d’évasion et, à l’heure des terreurs nazies, on écarte des écrans les films

d’horreur ou les thrillers. Survivent alors à l’écran les monstres romantiques de films tels que

La Belle et la Bête. Sa réadaptation conte l’histoire d’un veuf ruiné, assorti de trois filles,

Adélaïde, Félicie et Belle, d’un fils, Ludovic et de l’ami de son fils, Avenant. Belle, la cadette, est traitée comme une servante par ses deux sœurs, Ludovic est couvert de dettes et Avenant, paresseux et superficiel. Alors qu’il revient de la ville, le père s’égare et tombe, dans la forêt, sur un palais qui semble déserté. Se rappelant la promesse qu’il a faite à Belle, il cueille une rose, débouche dans le parc du palais ; soudain apparaît le seigneur du château, une créature monstrueuse à l’allure de félin mais vêtue comme un homme. La Bête en colère le condamne à mort sauf si l’une de ses filles consent à prendre sa place. De retour chez lui, il raconte sa mésaventure, et c’est Belle qui décide de se rendre chez la Bête afin de sauver son père. La Belle, d’abord effrayée par l’horreur de la Bête apprend à l’aimer et à le connaître. Plusieurs composantes de ce conte participent du genre fantastique. Selon Gérard Lenne164, les deux pôles fondamentaux du cinéma sont l’imaginaire et la réalité touchant aux problèmes de la vraisemblance et de la fantaisie. La difficulté réside dans la présence de rapports originaux et cohérents entre imagination – fiction –, et la réalité – document. L’esthétique du cinéma surréaliste quant à elle fonctionne comme un montage de rêves enchainés. Le mouvement surréaliste, qui va dans le sens du fantastique, contribue, par la distance ou le raccourci qu’il induit à stimuler la fonction du regard et de la réflexion sur le réel. Le genre fantastique confond, pour sa part, imagination et réalité, faisant appel au surnaturel et intégrant des éléments de l’ordre de l’irrationnel dans un cadre réaliste. En tant que genre littéraire, il est fondé sur la fiction et nécessite, pour convaincre le public, un terrain de rencontre entre l’imaginaire et la réalité, un lieu poétique. Chez Cocteau, le terrain réel est le manoir de la Belle, celui de l’imaginaire le château de la Bête. La rencontre de leurs deux mondes opère le fusionnement de ces deux composantes.

Le tournage se déroule sur trois sites différents, dont le manoir de Rochecorbon dans la vallée de la Loire, qui correspond à la maison familiale de la Belle, le parc de Raray près de Senlis qui figure le parc du domaine de la Bête, et le studio. Christian Bérard, le directeur artistique, s’inspirant de la peinture hollandaise, parvient « à nouer ensemble le style de Vermeer et celui des illustrations de Gustave Doré dans le grand livre à couverture rouge et or des contes de Perrault165 » pour les décors et le rendu réaliste des effets de la lumière et des textures. L’apparition du monstre fait planer une menace et un danger dont on ignore comment s’en protéger ; la peur surgit. L’importance du réalisme accroît l’adhérence du spectateur et conforte la narration. Pour ce, le maquillage de la Bête par Hagop Arakélian, a exigé cinq

164 Gérard Lenne, Le cinéma fantastique et ses mythologies, 1895-1970, Paris, Ed. Henri Veyrier, 1985, p. 17.

heures de labeur au quotidien. Marcel Pagnol suggère alors à Cocteau de renoncer à figurer la Bête sous la forme d’un cerf, car dit-il « ta Bête doit effrayer le public166 », mais sa bonté doit aussi gagner le cœur du public. Jean Marais souffre sous ce masque donnant tout son poids de réalisme au jeu de l’acteur. Il devient réellement une bête, ne pouvant se nourrir, limité dans ses mouvements, et en est irrité. Cocteau insiste sur l’authenticité de son effet en contraste avec les manifestations du merveilleux et de la magie, conférant un rôle primordial à la lumière. Détestant le nuancier de gris, uniforme, propre au cinéma français, dit-il, il opte pour une opposition tranchée ombre/clarté qui met en valeur la dichotomie du bien et du mal. De la sorte, Alekan travaille particulièrement l’éclairage du château de la Bête pour extraire les scènes d’action et les visages des personnages des ténèbres du reste de l’espace.

Au lendemain de la nuit passée dans le château, le père quitte les lieux parmi des statues d’animaux comme figées par la lumière dans une ambiance fantastique exacerbée. Cette dernière est renforcée par les stratégies mises en œuvre par Cocteau : accentuer le blanc des yeux des cariatides dont le visage a été assombri. Les scènes des chandeliers vivants, sont présentées à rebours pour donner l’illusion qu’ils s’allument seuls. Les décors peints en noir donnent l’impression que les chandeliers flottent. Les ralentis viennent réactiver l’étrangeté et le mystère, anamorphosant temps et mouvement, figeant les personnages, notamment Belle, à la manière des tragédiens grecs. Cocteau place Josette Day sur un chariot à roulettes pour signifier une sorte de glissement de la Belle pénétrant dans le château. Le cinéma avec lui atteint un sommet dans l’art de l’illusion.

La dualité bonté et méchanceté, bien et mal, d’inspiration classique, se confronte avec le couple beauté et laideur. Selon les archétypes classiques, la Belle est bonne et purifiée, sa figure fonctionne comme l’archétype de la bonté, alors que la Bête inquiète par son physique. De même que la monstruosité, qui se situe par rapport à une normalité, repose sur une opposition dichotomique comme la vie et la mort, le bien et le mal, l’instinct et la raison, l’anthropomorphisme et la bestialité. Ainsi la Belle sera l’élément salvateur de la Bête pour retrouver sa forme humaine. Le caractère duel des personnages évoque la multiplicité de l’être ayant à la fois une part d’ombre et de lumière.

Si le réel et l’irréel, la bête et l’homme sont reliés dans une seule composition grâce aux pratiques hybrides et à la métamorphose, l’animal peut faire appel à des récits fondateurs élaborant l’intériorité de l’être. La présence de l’animal questionne ainsi l’identité et sa fragilité.

166 Philippe Azouri, Jean Marc Lalanne, Cocteau et le cinéma, Désordres, Paris, Ed. Cahiers du cinéma et Ed. Centre Georges Pompidou, 2003, p. 48.

Figure 42 - Jean Cocteau, La Belle et la Bête, film en noir et blanc, 90 mn, 1946. © La Belle et la Bête, DVD StudioCanal, 2006, © Comité Jean Cocteau © SNS (groupe M6), 2002.

Chapitre 4

Du mythologisme

Le mythologisme s’entend comme « une expression fictive empruntée de la mythologie pour tenir lieu de l’expression simple et commune167 ». La métamorphose se situe dans l’intériorité et la psychologie de l’être, mêlant à la fois le réel et le fictionnel. Matthew Barney met en scène une métamorphose animale exprimant la différence et la possibilité de s’ouvrir vers de nouvelles éventualités d’être grâce aux nouvelles technologies en faisant appel aux grands mythes fondateurs.

Matthew Barney, bain de jouvence pour les mythes

Matthew Barney, (1967), est un artiste américain, à l’origine sportif de haut niveau et mannequin, reconnu pour son travail protéiforme de vidéaste, de photographe ou de sculpteur. L’œuvre Cremaster (1994-2002) est emblématique de la confusion des frontières entre disciplines, croisant les techniques – films, installation, théâtre et scénographie, décors luxueux – le tout assuré par une direction artistique raffinée et des récits complexes. L’artiste

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