• Aucun résultat trouvé

III. Après la crise : perspectives

III.2. A moyen terme : quelles évolutions lors du retour en classe ?

III.2.3. Une forte remise en question des valeurs de l’école

l’école

Nous l’avons évoqué à plusieurs reprises : pendant la crise, l’égalité de tous face à l’école a été très largement questionnée. La question 23 qui interrogeait sur les sentiments des enseignants comprenait cette proposition, révélant que 68% des répondants considéraient plutôt ou tout à fait la situation comme « injuste ». Le renforcement des inégalités est évoqué par les enseignants à de nombreuses reprises dans les textes libres et est l’élément le plus souvent avancé en réponse à la question 47 portant sur les valeurs136 :

Figure III-7 - Face à la crise, "je trouve la situation injuste" :

Figure III-8 - Quels aspects de la situation questionnent vos valeurs ?

136 Q47 : « Quels aspects de la situation que vous vivez questionnent vos valeurs ou l’idée que vous vous faites de votre métier ? » - question obligatoire, texte libre (tableau de synthèse) Pas du tout d'accord 10% Plutôt pas d'accord 22% Plutôt d'accord 29% Tout à fait d'accord 39% 1 0 0 0 1 4 1 4 5 0 0 0 1 0 0 3 2 4 1 2 2 2 2 0 2 5 3 2 2 2 3 3 4 6 11 12

PEDAGOGIE : remise en question des pratiques Effacement de la distinction vie publique - vie privée Sécurité, respect des personnes Le "tout numérique" Ne se prononce pas Autres "AUCUN" PERTE DU LIEN : importance du lien direct entre l'enseignant et les

élèves - public plus spécifiquement fragilisé par la distance INEGALITE entre élèves - fracture numérique

TOTAL

ancienneté plus de 10 ans (16 enseignants) ancienneté 5-10 ans (9 enseignants) ancienneté 0-4 ans (16 enseignants)

Ce constat ressort également des résultats de la DEPP : 90% des enseignants du secondaire interrogés137 estimaient que la continuité pédagogique n’avait très peu ou pas du tout eu d’impact positif sur « la réduction des inégalités entre élèves ». Dans l’enquête UPE2A, les enseignants sont explicites sur la rupture opérée avec les valeurs de l’école : « école inégalitaire actuellement », « J’aime mon métier mais les valeurs de l’école ne sont pas respectées, les inégalités se creusent », « les injustices s’accentuent, laissant place aux inégalités et aux discriminations ». Ils se sont donc retrouvés face à une injonction paradoxale : être garants de la continuité des apprentissages tout en continuant à assurer l’égalité des chances, ce qui contribue à expliquer pourquoi certains enseignants expriment une souffrance liée au travail dans divers espaces de texte libre : « La situation est très stressante », « sensation d’impuissance », « pression », « je me sens empêchée d’exercer138 » Cette question est d’autant plus sensible que, d’après le rapport de l’OCDE sur les effets du confinement139, le décrochage des élèves pendant cette période « entraîne l’apparition d’un possible phénomène d’hystérèse (…) dans le domaine de l’enseignement (…). Cela s’explique par plusieurs facteurs, souvent en lien avec le contexte socio-économique, qui peuvent conduire à un retrait du système scolaire, ayant à long terme des répercussions sur les résultats des élèves. »

De façon conjointe, la question des moyens est soulevée de façon spontanée à plusieurs reprises dans l’espace d’expression libre final : « Non à l’école du tout numérique surtout sans aide conséquente aux familles ! », « élèves et enseignants doivent disposer [de] tous les moyens matériels nécessaires pour étudier et travailler », « donner plus de moyens aux enseignants d’UEP2A140 » : rappelons que plusieurs postes de dépenses liés à l’enseignement ont été reportés sur les enseignants et les familles pendant la continuité pédagogique (II.A.1 et 2) et précisons par ailleurs que, contrairement aux dispositifs ULIS141 qui sont dotées spécifiquement lors de l’ouverture d’une structure puis tous les ans pour fonctionner, les dispositifs UPE2A ne reçoivent de budget spécifique ni à l’ouverture de la structure, ni pour fonctionner142. Cette piste des moyens fait également partie des trois éléments avancés par l’OCDE pour « limiter efficacement les risques143. »

La seconde valeur questionnée est celle de la mise à distance du lien pédagogique : « enseigner prend son sens en classe », « la réalisation d’un métier vivant irremplaçable par quoi que ce soit d’autre qu’une présence réelle et des échanges », « cette continuité ne remplacera jamais les heures perdues d’enseignement en

137 Tableau 9-2, cité

138 Q54 #8, Q14 #22, Q44 #34, Q47 #24

139 OCDE, « Lutte contre le Coronavirus (Covid-19), pour un effort mondial » 140 Q54 #8, 16 et 40

141 ULIS : Unité Localisée pour l’Inclusion Scolaire, qui accueille des élèves porteurs d’un handicap. Ces dispositifs ont également un fonctionnement en classe ouverte avec des élèves en inclusion partielle.

142 Les frais d’ouverture et de fonctionnement sont laissés à la charge de l’établissement, comme pour une ouverture « ordinaire » de classe, ce qui provoque des inégalités fortes entre les structures liées aux différences de politiques et de moyens disponibles localement.

présentiel », « l’absence de contact humain direct, de lien physique avec les élèves est terrible » ; cette question semble particulièrement importante pour les enseignants les plus expérimentés.

D’autres valeurs ou aspects du métier sont questionnés, de façon moins massive mais en soulevant des questions de fond plus « discrètes » révélatrices d’évolutions en cours, en particulier de la part des enseignants expérimentés : trois enseignants questionnent le « tout numérique », deux s’inquiètent de l’effacement de la distinction entre vie privée et vie professionnelle, un autre la nécessité d’enseigner « avec les interactions du groupe. »

Enfin, quelques réponses sont sibyllines ou laissent penser qu’une partie du contexte de rédaction nous échappe ce qui freine l’interprétation144 et un nombre non négligeable d’enseignants (15%) ne voyait pas, au moment de remplir l’enquête, de questionnement particulier concernant ses valeurs et a renseigné « aucun145 ». Nous n’avons pas trouvé de caractéristiques communes à ces répondants mis à part le fait que presque tous travaillent à partir de documents qu’ils ont créés146. Deux indiquaient d’ailleurs comme motif de fatigue « Il faut repenser l’enseignement complètement » et « la modification des pratiques mises en place, l’incertitude de leur efficacité » : il est donc probable non pas que ces enseignants ne soient pas réflexifs, mais que les questions pédagogiques leur aient semblé plus pertinentes par rapport à la situation que les questions de valeurs.

Enfin, trois enseignants ont choisi de ne pas répondre à la question obligatoire, l’un précisant : « trop tôt pour répondre. »