• Aucun résultat trouvé

Le religieux contemporain au miroir de la sociologie

III. Religions et politique

Les progressismes, comme les intégrismes, lient donc fortement religions et politique.

Mais de tels liens ne sont pas l’apanage des extrémismes religieux. Les liens du religieux et du politique ont été et sont encore souvent forts. Le pouvoir a en effet longtemps été revêtu d’une légitimation sacrée et l’autonomisation du politique par rapport à toute tutelle religieuse que l’on observe en Occident est l’aboutissement d’un long processus historique : l’émancipation du politique par rapport au religieux ne s’est pas faite en un jour et s’est quelquefois traduite par des resacralisations séculières. D’autre part, si le politique a pu se faire religion, la religion peut aussi se faire politique, soit sur un mode attestataire en légitimant le statu quo politique, soit, au contraire, sur un mode protestataire en légitimant le changement sociopolitique. Même un groupe religieux prônant la distanciation par rapport aux affaires de la cité peut avoir des effets politiques. En fait, il n’y a pas de manière de parler de Dieu qui soit totalement neutre sur le plan politique, car toute théologie véhicule une certaine vision du monde social, même celles qui n’explicitent en rien cette vision. Reste que, entre le groupe religieux de type Église et celui de type Secte, les différences seront souvent sensibles : un groupe religieux installé dans la société, vivant en étroite symbiose avec elle, n’aura pas les mêmes effets politiques qu’un groupe en rupture plus ou moins prononcée avec son environnement socioculturel. D’un point de vue idéal-typique, on peut s’attendre à ce que le premier soit plus du côté de l’attestation et le second plus du côté de la protestation, ce qui n’empêchera pas qu’empiriquement, on puisse constater que les institutions religieuses installées exercent une fonction prophétique tandis que les groupes en rupture socialisent aux valeurs dominantes. Le non-conformisme peut cacher l’attestation et le non-conformisme la protestation.

Unité politique et unité religieuse ont été souvent confondues. Le principe cujus regio, ejus religio a dessiné la carte religieuse de l’Europe, et divers découpages territoriaux à travers le monde reposent sur des critères religieux (cf. le Pakistan musulman).

L’autonomisation du politique est allée de pair avec la reconnaissance du pluralisme religieux. Une telle reconnaissance signifiait que l’unité nationale passait par autre chose qu’une tradition religieuse et qu’on était citoyen quelle que soit sa religion. La Révolution française est, à cet égard, éminemment significative. Mais il est caractéristique que cette Révolution se soit en même temps traduite par une sacralisation du politique.

Comme l’a montré Patrick Michel à propos de l’Europe soviétisée [21], la religion peut constituer un rempart face à un pouvoir totalitaire qui, en prétendant absorber toute la société civile dans le politique, refusait l’autonomie du religieux. Ainsi la religion a-t-elle pu, dans les régimes communistes, « se poser en triple vecteur actif de désaliénation (à l’échelle de l’individu), de détotalisation (à l’échelle de la société) et de désoviétisation (à l’échelle de la nation) » (op. cit., p. 10). En Chine, comme le montre Françoise Aubin, le crépuscule du communisme s’accompagne d’un renouveau aussi bien des religions traditionnelles chinoises, en particulier du taoïsme, que de l’islam et du christianisme : le surplus matériel dégagé par la libéralisation économique et idéologique des années 1980 « a aussitôt été investi non pas en biens de consommation, mais dans la reconstruction des lieux de culte et dans l’organisation de cérémonies collectives coûteuses » [22]. À moins qu’il fonctionne comme légitimation dernière d’un totalitarisme, le religieux, par l’altérité même qu’il manifeste, est d’autant plus porté à remettre en cause la clôture de la société sur elle-même que celle-ci prétend éradiquer la religion. Cette mise en avant du religieux dans la protestation antitotalitaire comme le rôle important qu’il peut jouer dans la phase

de sortie du totalitarisme (cf. l’Église évangélique dans l’ex-RDA) montre l’impact sociopolitique du religieux dans certaines circonstances. En même temps, cette transformation du religieux en force politique ne signifie pas obligatoirement une nouvelle vitalité religieuse. C’est la situation propice à l’apparition du « pratiquant non croyant ».

Sur le plan des orientations politiques telles qu’on peut les saisir à travers l’étude du comportement électoral, les sociologues constatent que la variable confessionnelle est toujours importante. Guy Michelat et Michel Simon, dans Classe, religion et comportement politique (1977), ont ainsi montré que le degré d’intégration au catholicisme restait la variable la plus explicative du comportement politique des Français, ce qui n’empêche pas le développement relatif d’un pluralisme politique au sein de la population catholique [23]. En Allemagne, malgré l’interconfessionnalisation des partis, on constatait encore, dans les années 1980, un lien particulier entre vote CDU et catholicisme, d’une part, vote SPD et protestantisme, d’autre part [24]. En Amérique latine, les théologies de la libération représentent, comme on l’a vu, une orientation religieuse qui, à partir de son option préférentielle pour les pauvres, véhicule une remise en cause des structures sociopolitiques. Aux États-Unis, la moral majority a favorisé l’élection de Ronald Reagan à la présidence de la République. L’islamisme radical véhicule dans divers pays une protestation sociopolitique contre les régimes en place. En Inde, le Bharatiya Janata Party prône une nation hindoue et remet ainsi en cause la laïcité du régime politique indien qui garantit le pluralisme religieux. Le facteur religieux intervient dans le processus européen d’intégration. Aujourd’hui, tant au niveau de l’Union européenne qu’à celui du Conseil de l’Europe, plusieurs insistent sur l’importance des héritages religieux dans l’identité civilisationnelle de l’Europe. Mais la façon d’exprimer cette identité suscite bien des débats au sein des mondes religieux et laïques [25].

L’affirmation d’une souveraineté politique s’accompagne fréquemment d’une ritualisation et d’une symbolisation qui indiquent une tendance à ancrer, même de façon allusive, le lien collectif dans une dimension métasociale. C’est ce phénomène que l’on désigne par l’expression religion civile et que l’on peut définir comme le système de croyances et de rites par lesquels une société sacralise son être-ensemble et entretient une piété collective envers son ordre [26]. Une collectivité politique, quelle qu’elle soit, doit sans cesse entretenir le sentiment de cohésion et d’unité des populations qu’elle rassemble et toute souveraineté politique inclut des dimensions imaginaires et affectives qui tendent à la sacraliser. La construction d’une représentation de l’histoire, de son histoire, mettant en valeur le sens du sang versé et des sacrifices consentis, la symbolisation du lien collectif à travers des supports matériels (drapeaux, monuments…) et l’effectuation de rites génèrent et nourrissent la piété collective envers la patrie. S’il s’agit d’un sacré non religieux, il puise la plupart du temps dans les religions pour se signifier comme si des références purement séculières étaient insuffisantes : dans les anciens pays de l’Est, les religions civiles excluant toute référence religieuse ont très vite fait faillite. En Indonésie, la religion civile revêt la forme d’une idéologie syncrétiste d’État enseignée dans les écoles pour servir de ciment symbolique commun aux habitants quelles que soient leurs appartenances ethniques et religieuses : l’idéologie Pancasila fondée sur l’affirmation du Dieu unique, de l’unité indonésienne, de la démocratie et de la justice sociale. Au Japon, c’est le shintoïsme qui remplit cette fonction en ayant succédé au culte impérial. Comme l’ont

montré S. Fath et M. B. McNaught à propos des États-Unis [27], cette religion civile évolue. Selon C. Froidevaux-Metterie, la notion de religion civile constitue un credo civil commun par lequel les Américains articulent les deux esprits qui caractérisent leur société : l’esprit de religion et l’esprit de laïcité [28]. En France, on est ainsi passé du « civisme politico-patriotique de la République conquérante au civisme politico-éthique d’un État gestionnaire de la démocratie pluraliste et confronté à divers risques collectifs », à une religion civile des droits de l’homme qui est très œcuménique mais qui indique qu’on ne néglige pas, aujourd’hui comme hier, d’introduire des éléments religieux dans la légitimation, en dernier ressort, de l’ordre social [29].