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§ Introduction :

La religion est connue de l’humanité en tant que pratique de vie sociale, de tradition ou comme un élément culturel. C’est un indicateur qui est à la fois objet d’analyse scientifique et facteur d’influence. C’est pourquoi il parait nécessaire d’utiliser cet indicateur comme moyen pour expliquer des faits socioéconomiques, en essayant d’apporter des éclairages sur les rapports que le facteur religieux entretient avec l’activité entrepreneuriale. Ce qui importe pour l’analyse dans ce chapitre se situe dans le cadre weberien annoncé des affinités entre l’attitude entrepreneuriale et la croyance individuelle. En d’autres termes, c’est la nature du rapport entre le facteur de la religion et la problématique du développement de l’économie entrepreneuriale qui constitue le principal intérêt de la démarche. On a rappelé que la thèse weberienne montre la rupture de l’économie capitaliste avec l’esprit statique ou la vision limitée antique, afin d’embrasser l’esprit dynamique du protestantisme, qui lui a apporté un élément déclencheur décisif. Cependant, ce cadre théorique s’ajuste à la dimension empirique des données recueillies à partir du terrain. La priorité reste d’analyser l’action individuelle, fruit de l’expérience personnelle et de pratiques socioculturelles, marquées par le fait religieux de la croyance. Tout cela n’est pas sans rapport avec la vision singulière que propose Gelin I. Collot82 sur la problématique du rapport entre le religieux et le juridique. Cependant, l’aspect culturel est ce qui importe dans le chapitre.

§ Définition de la notion de religion, une perspective de la théorie ancrée :

La religion dans laquelle s’inscrit la démarche ici a un lien avec le type de la théologie chrétienne, particulièrement protestante. De ce fait, le regard qui est posé prend en compte la forte imprégnation théologique du christianisme, dans laquelle sont éduqués les acteurs sociaux

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La problématique du religieux apparait comme un fait social total en raison des divers liens tissés avec le culturel, l’économique, le juridique dans une perspective sociologique. Cependant, dans une œuvre majeure Gelin I. Collot propose à la postérité une vision, un regard, une option spécifiques de la problématique de la religion dans une perspective où la dimension juridique se trouve réunie à la parole de Dieu, source d’éthique morale pour l’économie et la culture occidentale. Pour un approfondissement, le lecteur peut lire l’ouvrage suivant : Gelin I. Collot, Droit et religion, influence, interdépendance ou interférence : quelle perspective

pour liberté religieuse ? Éditions Imprimeur II, Port-au-Prince, 2017. Disponible en France chez

qui ont été sollicités dans l’enquête. Ainsi, les données empiriques permettent d’accéder à des formes de compréhension dans lesquelles la théologie du christianisme fait ressortir deux axes majeurs. Il s’agit de la tendance hiérocratique et celle que l’on retrouve dans le protestantisme sous l’appellation de la liberté de conscience. La dimension de la vocation de la liberté comme signe identitaire présente l’institution religieuse comme un organe de libération que l’on peut identifier sous l’angle du libre arbitre tant sur le plan individuel que collectif. C’est, en quelque sorte, l’un des outils de libération mentale. Ces deux axes théologiques ont chacun un mode d’influence sur les mentalités, du point de vue de leur influence sur l’économie entrepreneuriale. Dans cette perspective, les entités religieuses auraient une façon particulière d’aborder la question économique, selon le type de doctrine adopté par la communauté. Les sectes et les communautés partagent une base commune de la foi, en plus du vecteur de la loi ou des lois que l’on retrouve dans la Bible. Les variantes de religions chrétiennes ainsi conçues, selon toute vraisemblance, s’érigent autour des valeurs morales, la plupart du temps accompagnées d’un ensemble de dogmes et de préceptes constituant la base de la doctrine. La création, dans toute sa dimension, serait l’œuvre de cette Trinité. La religion apparait être l’entité sociale donnant accès à un ensemble de personnes qui se regroupe autour des valeurs partagées. En ce sens, certains individus sociaux partageant cette forme de croyance la considèrent comme une « affaire purement personnelle ». En d’autres termes, elle est perçue par la plupart des croyants comme une sphère de relations intimes avec Dieu. L’expérience personnelle est donc saisissable à partir du vocable de la subjectivité et de la perception de la réalité du vécu spirituel. Ainsi, Denis exprime le point de vue suivant :

« La religion pour moi, ce n'est pas un ensemble de dogmes. La religion, c'est le rapport de l'Homme avec son Dieu. J'établis une différence entre la religion et le christianisme en tant que système de vie i,e les comportements ou comment traiter les autres. La religion, c'est le rapport, un rapport intime. Ce qui signifie que tout le monde peut être un religieux. Le vodouisant est un religieux. C'est le rapport qu'il entretient avec son dieu. Le musulman est un religieux. Il a son Dieu qui est Allah. Le catholique a son Dieu. Et nous autres en tant qu'adventistes nous avons notre Dieu, qui est le Dieu unique. La religion, c'est notre rapport de contact que l'Homme établit avec son Dieu. Et c'est à la fois subjectif et réel. Subjectif par rapport à celui qui me regarde, mais réel dans mon for intérieur. Je sais que le Dieu que je sers est réel. Et j'ai un certain comportement. Je sais qu'il existe. Et puisqu'il existe, c'est un être supérieur auquel je dois respect et adoration. Pour simplifier, la religion est le rapport intime de Dieu avec l'homme » (Kush).84

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La description fait émerger une nuance que les acteurs ont en commun dans leur capacité individuelle de perception de l’entité religieuse. La religion apparait comme le corollaire de la spiritualité. En ce sens, l’acteur croyant exclut de la spiritualité ce qui n’est pas issu de la religion chrétienne. C’est donc un élément éclairant sur la nature des effets que l’enseignement doctrinal peut avoir sur la mentalité. En effet, la religion chrétienne est présentée comme une doctrine et un organe ayant pour but d’accompagner l’homme dans sa façon de vivre sur terre. Cet élément permet d’asseoir l’analyse dans un pluralisme des points de vue, alors même que les acteurs répondant aux questions ne sont pas issus des mêmes communautés. L’opinion de cette croyante rejoint l’hypothèse de départ lorsqu’elle relate que la religion aide à la construction des idées, au développement individuel. De ce point de vue, la mission religieuse dans la société peut tout à fait contribuer à la transformation de la société, tant sur le plan social qu’économique. La diversité des effets possibles dépend de l’élément doctrinal et de l’interprétation révélée dans le discours du répondant. Voici ce que pense l’interviewée d’une communauté religieuse, concurrente du protestantisme, dans la société haïtienne :

« La religion est une entité créée par l'homme pour pouvoir véhiculer une certaine façon de vivre leur spiritualité. J'entends par spiritualité, tout ce qui est en rapport avec notre âme, avec l'essence humaine. Donc, la religion ...c'est le dispositif mis en place pour pouvoir guider, accompagner les hommes ou les êtres humains en général dans leurs façons de vivre, pour construire leurs idées, pour se développer et grandir. C'est pourquoi aussi on trouve différents types de religions en fonction des sociétés et en fonction de la façon dont le leader ou du moins le fondateur de cette religion-là croyait les choses » (Michel86).

Un autre acteur croyant, dans un mouvement d’idées similaire, situe le vodou dans la sphère religieuse en précisant la différence d’avec l’orientation théologique. Il n’est fait aucune mention discriminatoire concernant une communauté vis-à-vis d’une autre. Alors même que la tendance générale tend à créer la polémique sur cette question, certains acteurs voient dans la manifestation des formes de croyance vis-à-vis de l’économique un signe identitaire. Ce croyant entrepreneur, comme ceux qui ont déjà été cités, pensent que la religion joue le rôle de guide et d’orientation individuelle. Ce qu’il convient de signaler dans son propos relève de la caractéristique du pouvoir religieux à influencer l’acteur social. Dans le fond, c’est une manière de se représenter la notion de religion. Son opinion a été exprimée de la manière suivante :

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« La religion est une croyance en Dieu. Je ne vais pas définir ce qu'est la religion. En fait, on pratique une religion. Le vodou aussi est une religion. Donc, la religion est une pratique dans la vie courante de quelqu'un, une pratique qui se manifeste par une foi quelconque en une divinité quelconque. Moi, je suis adventiste. C'est le christianisme. Il y a le vodou. La foi du vodouisant est fondée sur d'autres esprits. En tant qu'adventiste, j'ai une croyance en Dieu. C'est une façon de se réunir pour prier Dieu. C'est une pratique. En fait, il y a plusieurs types de religions. Dans ma religion, on se réunit pour prier. Dans chaque religion, on a une foi. On a une croyance. On a une doctrine. Chaque religion se base sur une doctrine bien définie. Quand on se réunit, on se base sur ces doctrines-là. Si on ne partage pas la même foi, c'est sûr que ça ne va pas marcher. L'ensemble des gens qui se réunit doit avoir une même foi » (Théophile).88

La religion est perçue comme un outil permettant au leader de guider les croyants suivant le modèle biblique du berger qui conduit ses brebis. En ce sens, c’est par l’entremise des principes de la Bible que l’action de l’obéissance est possible. Cependant, au cœur des formes de représentation, la dimension de la sphère de rassemblement apparait comme prépondérante dans le regard du croyant. La religion devient alors l’objet de la dynamique sociale et spirituelle autour de relations divino-humaines d’une part, et d’autre part elle constitue le ciment social entre les hommes. De ce fait, la définition implicite de l’église parait être la dimension sociale de la religion. L’interviewé a signifié son opinion de cette manière :

« Selon moi, la religion est un groupe de personnes qui se réunit dans un lieu donné, dans un temple ou sous un arbre pour parler de Dieu. C'est un mode d'adoration. C'est un groupe de personnes qui suit les principes bibliques, afin de connaitre la vraie façon de servir Dieu. Puisque c'est la Bible que Dieu nous a laissée à travers laquelle nous pouvons avoir des exemples sur ce que nous pouvons faire et ce que nous ne pouvons pas faire. En étudiant la Bible, la façon dont on applique les principes peut nous aider à être plus proches de Dieu. Ça nous permet d'avoir une connaissance exacte de la Bible. Ainsi, on peut servir Dieu de la meilleure façon » (Mensath).90

§ La religion vue par les non-pratiquants et les non-croyants :

La tentative de définition de la sphère religieuse s’est élargie auprès des non-pratiquants et des non-croyants, afin d’avoir une pluralité de points de vue. Il s’agit de tester les influences sur l’esprit d’entreprise, quel que soit l’horizon spirituel vers lequel tendent leurs formes de croyance. Elle est tantôt comparée à la spiritualité, au mode de vie individuel, à une philosophie

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Voir les informations relatives au profil de Théophile à la p. 66-67, entretien # 8.

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de la vie ou à une idéologie. La religion apparait, selon certains regards, comme la nature même d’un enseignement :

« Pour moi d'abord, c'est une philosophie ou une idéologie. On va par exemple à l'église pentecôtiste ou à l'église baptiste où l'on véhicule déjà une idéologie. Soit, on croit dans la trinité ou pas. Il y a tels types de choses qui sont autorisées dans une religion. Une religion revient à adopter une église. Ce que prône l'église vous le prenez comme religion. Il y a le christianisme comme religion, mais il y a plusieurs subdivisions comme les pentecôtistes, les baptistes, les témoins de Jéhovah, etc. une fois qu'on est affilié à une église, on croit que l'on a la meilleure religion. D'ailleurs, on ne dit pas qu'on est du christianisme. On dit qu'on est pentecôtiste, baptiste ou témoin de Jéhovah » (Rafaelle).92

La religion apparait alors comme une simple institution socioculturelle, dotée de la mission sociale d’enseigner aux croyants. Cependant, le rassemblement des croyants reste l’élément fondamental de l’action de l’individu. C’est l’un des traits identitaires du protestantisme qui le diffère du catholicisme. L’action volontaire d’intégration se définit comme l’adhésion consciente d’une personne au groupe religieux, à travers laquelle elle entend mener une vie conforme aux principes ou préceptes de la religion. Celle-ci fait alors figure d’une entité organisationnelle formalisée. De ce fait, l’esquisse de la vie sociale et intramondaine émerge au fur et à mesure que la pratique du respect des principes devient une coutume pour l’individu croyant. En ce sens, la vocation terrestre prend une dimension plus proche de la réalité de la vie quotidienne. L’éducation religieuse est alors une nécessité pour l’individu social dont les comportements sont évalués sur la base de l’indicateur des normes sociales.

§ Détour par la Nouvelle-Orléans, la singularité du protestantisme noir marginalisé : L’analyse du facteur religieux amène à prendre des exemples proches, sur les représentations caractéristiques du protestantisme noir marginalisé. Les travaux d’Erwan Dianteill, exposés dans « La samaritaine noire », s’y prêtent. En effet, l’auteur a montré les traits saillants de l’africanité dans les pratiques cultuelles du mouvement spirituel de La Nouvelle-Orléans et dans certaines communautés évangéliques noires aux États-Unis. En ce sens, la communauté des spiritualistes offre une monographie singulière qui peut servir d’objet de comparaison. On observe dans la morphologie du culte spiritualiste afro-américain, de nature syncrétique, une certaine disparité vis-à-vis des Églises protestantes historiques noires.

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Le regard de l’auteur s’ouvre sur une perspective qui parait utile. Dans un premier temps, la dimension sociologique montre bien qu’il y a une certaine prépondérance numérique des femmes, jouant dans la structure organique un rôle de premier plan, même si elles sont minoritaires sur le plan de la hiérarchie. Dans un second temps, la variable de la légitimité du mouvement spirituel paraissait être le fond de la problématique sociale du mouvement. Le spiritualisme, minoritaire et marginalisé, était à la recherche d’une reconnaissance sociale et d’une certaine légitimité dans l’espace religieux noir américain. De ce fait, la véritable question est de comprendre la nature des sources spirituelles des croyances. Car l’une est conforme à la Bible et l’autre serait attachée aux formes de croyance africaines. En d’autres termes, la polarisation contrastive s’est effectuée en opposant la « bonne théologie » du protestantisme noir, face à la théologie syncrétique, adoptée par les spiritualistes.

Ainsi, en ayant transcendé ces barrières, on a fait émerger les traits caractéristiques et identitaires de la communauté spirituelle. Les deux communautés religieuses offrent alors la possibilité d’une comparaison des faits, que j’ai également observés dans le protestantisme haïtien. Cependant, je précise que la dimension comparative prend la forme d’une sélection des variables pouvant apporter une certaine profondeur à l’hypothèse de départ. Il s’agit toujours de comprendre la singularité comportementale des afrodescendants vis-à-vis de l’esprit d’entreprise, en lien avec la spiritualité.

§ L’Égalité spirituelle et la peur :

La raison pour laquelle l’establishment protestant blanc refusait le partage avec les noirs des valeurs axées sur l’Écriture sainte a été que « les colons protestants ou calvinistes s’inquiétaient qu’une égalité spirituelle puisse déboucher sur la revendication d’une égalité sociale (Dianteill, p. 19) ». De ce fait, l’attitude de l’establishment protestant blanc vis-à-vis des afrodescendants justifie le comportement des initiateurs du mouvement spirituel. Étant illettrés, voire même analphabètes et marginalisés, ils n’avaient pas d’autres options que d’inventer et de s’attacher à une forme de spiritualité à la mesure de leur capacité mentale et spirituelle. On a pu parler à ce propos d’attachement à une « spiritualité transitoire ».94 En d’autres termes, leur éducation

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« J’appelle « spiritualité transitoire » cette forme de spiritualité interne a ux groupes d’esclaves représentée comme une quête identitaire à laquelle ils s’attachaient pour s’échapper à des instants précis aux tourmentes de l’esclavage. Quoi que les esclaves aient été d’une certaine manière au contact du christianisme catholique et protestant sous le joug de la servitude servile. Elle ne peut être identifiée à une religion particulière ni à une tradition en raison des nombreuses formes de mixité socio-culturelle de l’époque de l’esclavage, mais également du fait que plus tard les afro-descendants allaient embrasser d’autres formes de culte ou d’autres

spirituelle et leur vision du monde étaient limitées seulement au discours de prédicateurs souvent peu qualifiés.

La recherche montre que ce type d’attitude peut être également observé dans les églises évangéliques haïtiennes, dans les milieux défavorisés. Il n’est pas rare de voir un individu s’octroyer le statut de leader religieux et enseigner la parole biblique aux croyants pauvres. En d’autres termes, les conséquences ne peuvent qu’être similaires, au sens où les croyants ont en commun un schème de représentation mental peu développé. De plus, il est évident que la caractéristique sociale d’individus peu instruits, constituant une catégorie de croyants par affinité, soit similaire aux deux communautés religieuses. Cependant, contrairement aux spiritualistes de La Nouvelle-Orléans des années 1920, les protestants évangéliques haïtiens actuels des classes défavorisées ne constituent pas un groupe isolé. Ils se différencient au niveau de l’appropriation de la notion de liberté religieuse. Car certains leaders évangéliques haïtiens n’ont aucune légitimité à exercer le métier de pasteur. Ils deviennent leaders soit par autoproclamation, soit par nomination des membres sans l’autorisation du ministère des Cultes ou de l’establishment officiel du protestantisme haïtien. C’est une pratique très répandue dans la société haïtienne, aussi bien dans les zones rurales que dans les grandes villes. En ce sens, la conséquence immédiate est une pratique singulière de la notion de la spiritualité biblique, dans les églises fréquentées par la classe des gens précaires. C’est pourquoi, je pense que la transmission aux précaires des valeurs religieuses, émanant de «la bonne théologie », reste très sélective et limitée, que ce soit pour les protestants noirs du Mainstream ou pour les spiritualistes.

On se rappelle historiquement que les afrodescendants pratiquaient deux systèmes religieux : le vodou, religion des esclaves et le catholicisme, importé et imposé par les Espagnols. De ce fait, en ce qui a trait à la mentalité répandue par le catholicisme en occident même, on peut lire dans « l’Éthique protestante et l'esprit du capitalisme » que « le catholicisme devrait éduquer ses adeptes à une plus grande indifférence vis-à-vis des biens du monde ».

Il apparait donc que la présence du catholicisme sert plus à offrir un système de culte, pratiqué par les afrodescendants, de même qu'en Europe. Mais, au fond, il ne crée pas cette

religions qui leur sont totalement étrangères. Ainsi, il est peu judicieux de procéder à une quelconque