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Un relativisme moral : un « mal » naturel, et non en acte

Partie II : D’une guerre d’usure, à une société usée

Chapitre 5 : Foi chrétienne et foi nazie

B) Un relativisme moral : un « mal » naturel, et non en acte

Dans la vision du monde d'Alphonse de Châteaubriant, et cela recoupe les caractéristiques de sa pensée que nous avons mises au jour, on constate une négation de toutes les valeurs préexistantes et extérieures à l'individu. La Révolution française, tout en consacrant l'autonomie de l’individu, a établi, en formant un « nouveau statut anthropologique du Moi »11,

une multitude de droits inhérents et inaliénables à l'être humain. Pour Alphonse de Châteaubriant, dans l'expression de son antimodernisme et de sa foi, ces droits de l’homme prétendument inamovibles varient en fonction de l’époque et du projet politique : la morale n'est pas extérieure et globale, mais personnelle et individuelle. La justice n'est pas collective mais intime, le Droit quant à lui s'efface devant la conquête interne de Dieu. On mesure, dès lors, toute la portée d'une telle conception de l'homme : la morale ne constitue pas un système établi et universel, mais dépend d'un rapport de force qui varie selon les situations. Ce constat très net nous semble particulièrement visible dans les propos qu'Alphonse de Châteaubriant tient sur l'opposition entre le bien et le mal.

A cet égard, l'intérêt d’Alphonse de Châteaubriant pour la thématique du bien et du mal s'insère dans un contexte littéraire et intellectuel beaucoup plus large. Dans les années 1920 et 1930, la littérature chrétienne est en plein essor dans la société française, structurée autour de deux figures principales que sont Jacques Maritain, figure du renouveau thomiste, et Charles Maurras figure de proue de l'Action française12. Le péché, la grâce, l'existence et la présence du

mal sont des thèmes récurrents dans les œuvres littéraires de cette époque et dépassent les cadres strictement chrétiens et catholiques13. André Gide, par exemple, développe dans sa littérature

une présence continuelle et omniprésente de la figure démoniaque. Après son livre La

Symphonie pastorale (1919), Gide publie Les Faux-Monnayeurs (1925) dans lequel on trouve,

dans le prolongement de son premier roman, une présence démoniaque accompagnant systématiquement les personnages du roman et s'incarnant dans l'hypocrisie logée dans le cœur de l'homme14. L'année suivante, Georges Bernanos publie son premier roman qui le fait

connaître à l'ensemble de la critique littéraire, Sous le soleil de Satan, ouvrage et qui s'appuie

11 Alain-Gérard Slama, « Portrait de l’homme de droite. Littérature et politique » dans Jean-François Sirinelli (dir.),

Histoire des droites en France, 3. Sensibilités, Paris, Gallimard, 2006, p. 800.

12 Philippe Chenaux, Entre Maurras et Maritain. Une génération intellectuelle catholique (1920-1930), Paris, Les

Editions du Cerf, 1999.

13 Pierre Colin (dir.), Intellectuels chrétiens et esprit des années 1920, Paris, Cerf, 1997, p. 33.

14 Eliane Tonnet-Lacroix, La littérature française de l’entre-deux-guerres (1919-1939), Paris, Editions Nathan,

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sur une présence du mal et du démon. Alphonse de Châteaubriant lui aussi s'est penché sur cette existence du mal, et sur le sens qu'il fallait lui donner, dans son premier roman Monsieur des

Lourdines (1911). Le personnage principal, un sympathique vieillard débonnaire, se voit ruiné

du jour au lendemain à cause de son fils qui a contracté d'importantes dettes de jeu sur Paris. Cette dette n'est qu'un souci parmi d'autres pour celui qui voit son cadre naturel lui échapper : le manoir familial doit être mis en vente une fois les domestiques congédiés, et sa femme meurt de chagrin à l'annonce des déboires de son fils. La morale est dans le pardon, père et fils finissant par se réconcilier pour mieux affronter l'avenir.

Ce qui nous intéresse, c'est la révélation autour de ces deux notions de bien et de mal d’un système de valeurs opposé à la modernité. Alphonse de Châteaubriant s’inscrit dans ce courant philosophique qui, de Nietzsche à Pareto, en passant par Gustave le Bon et George Sorel, n'a cessé de bafouer la morale dominante pour faire de l'action et de l’instinct les principes censés commander les hommes15. Alphonse de Châteaubriant suit le même chemin

de pensée du relativisme moral : le bien et le mal ne sont pas des notions indépendantes préexistantes à l'homme, mais des conceptions corrélées à un objectif religieux.

S'appuyant sur l’œuvre de Dostoïevski Les Frères Karamazov, Alphonse de Châteaubriant en tire une lecture toute personnelle : le mal est en soi, dans la personnalité même des protagonistes, sous la forme d'un « dragon », figure légendaire, que « chacun de vous a en lui tout pareil »16. Le roman de l'auteur russe a une influence décisive sur sa pensée, au point

qu'il y consacre un article dans La Revue universelle17 dont on retrouve le contenu dans ses

notes publiées après sa mort. L'idée d'un mal structurellement lié à la conscience, un mal qui conduit des innocents à se voir condamnés à mort, l'influence profondément. De Châteaubriant explique ainsi que « la lutte contre le mal, il faut le comprendre, réside organiquement dans la lutte contre l'image du mal, dans l'extirpation, hors de la conscience, de la connaissance du mal par son image »18. Rien n'existe au-delà du siège de l'individualité, rien n'a d'existence réelle

dans le monde qui n'ait été prévu et voulu par l'esprit : « Le seul adversaire est au-dedans, et l'unique drame gît dans la nuit de notre conscience »19. De Châteaubriant

15 Emilio Gentile, Qu’est-ce que le fascisme ? Histoire et interprétation, Paris, Gallimard, 2004 (2002), p. 133. 16 A. de Châteaubriant, Lettre à la Chrétienté mourante, op. cit., p. 24.

17 Alphonse de Châteaubriant, « Les Karamazov et le Sphinx », La Revue universelle, 1933, no 54, p. 1-6 ;

193-199 ; 317-322.

18 A. de Châteaubriant, Lettre à la Chrétienté mourante, op. cit., p. 32. 19 Ibid., p. 66.

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affirme : « Connaissance du mal : pensée de négation, supposition de quelque absence de Dieu, de quelque absence de l'Etre ; pensée sans lien avec la vie, sans lien avec l'Etre »20. Le mal n’est

pas en acte, il n’est que l’absence de bien. Il n’est pas dans l’expérience humaine mais dans une métaphysique. On trouve la même constatation dans sa lecture de L’Apocalypse : « Si le mal du monde, comme il fut dit, est une objection contre Dieu, est-ce que, bien plutôt, Dieu ne serait pas une objection contre le mal du monde ? »21. Le bien et le mal sont dénoncés comme des

constructions sociales par des hommes qui se regroupent en société : « La notion de bien et de mal est la première arme que découvre l'homme en société pour mettre à l'abri des attaques de son semblable son égoïsme et sa faiblesse » affirme de Châteaubriant en septembre 193022.

Cette citation très courte offre un condensé de ce qui constitue une régression par rapport à une conception anthropologique qui s'affirmait jusque-là dans la société française. En plus de réitérer sans cesse le constat d'un homme mauvais par nature, débordant de défauts et de limites, Alphonse de Châteaubriant détruit les notions de bien et de mal qu'une société, avec ses institutions et ses lois, a progressivement mises en place.

A travers l'exemple des notions de mal et de bien que nous venons d'évoquer, se constitue un système de pensée qui place la réalité humaine et son bien-fondé dans une métaphysique détachée de toute réalité. Affirmer la médiocrité naturelle de l'homme, c'est être réceptif a priori à n'importe quelle solution politique ou idéologique qui fait de l'avènement d'un homme nouveau ayant la sacralité au cœur de son existence une solution souhaitable. De la même manière, enlever au bien et au mal leur réalisation concrète dans l'existence pour en faire une métaphysique conduit à accepter les actes les plus autoritaires dès lors qu'ils servent la réalisation espéré de l’homme nouveau. En effet, en parallèle de l’affirmation de tels propos, il est un régime politique et idéologique qui lui aussi affirme que le bien et le mal ne sont que des notions affiliées à des systèmes de valeurs en opposition avec les principes de la nature qui consacre la loi du plus fort sur celle du plus faible23. A la lumière de telles déclarations, on ne

comprend pas nécessairement pourquoi Alphonse de Châteaubriant a adopté le national-socialisme, mais on comprend mieux pourquoi il ne s’y soit pas opposé : son système de pensée faisait qu'il était prédisposé à recevoir une telle idéologie.

20 Ibid., p. 138. 21 Ibid., p. 150.

22 A. de Châteaubriant, Cahiers 1906-1951, op. cit., p. 99.

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