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7. Analyse des données : une approche « dézoomée »

7.1 L’altruisme

7.1.2 Une relation de don, du point de vue des downlines

Dans l’extrait précédent, nous avons montré que les distributeurs à Shopping United sont fortement incités à aider leurs partenaires, dans la mesure où ils sont censés être préoccupés avant tout par les intérêts de leurs downlines. En revanche, en ce qui concerne les bénéficiaires de cette solidarité, quelles sont les valeurs qui les guident et qui leur dictent la manière de se comporter au sein de l’organisation? C’est ce que nous allons observer avec l’extrait suivant. Il s’agit d’un extrait enregistré dans une réunion dont le thème portait sur la question « Pourquoi ne devons-nous pas abandonner? ». Plusieurs distributeurs avaient été invités par l’animatrice de la réunion pour faire partager leurs expériences devant un auditoire, dont Juliette. Cet extrait a été traduit du mandarin à l’anglais.

Extrait B

Juliette Because at that time I said to myself that I must grow, that I must grow. So:: at that time, that’s the spirit that moved Brian. Brian said he would open his house for me for three months. He said, Juliette, I will teach your team how to do Shopping United (2.0) for a three-month period. Now since I have such a big support (2.0), if I still think of giving up, then I will really let him down (.) really let him down. So since then I let go all these thoughts, all these thoughts about giving up, I got them completely out of my head. Then I put myself in the system then I grow. Because only when you grow, and then (.) work with the team. Only then you can get the support of your upline:: and your partners. Otherwise if you don’t want it yourself, who will help you? So because I took the business seriously, Brian and others were such a big help, a big help, so I am really grateful. This gratitude (.) is the reason why I-I keep telling my team, we don’t need to repay them. You see, really, how do we ordinary people ↑ could repay? The answer is, we return the favour by doing Shopping United seriously. All these senior partners, all the support from them, gratitude is really what keeps me going (.) until today.

Nous avons pu constater qu’une des raisons de son engagement continu envers l’organisation a trait, selon elle, au soutien de son upline, Brian. Laissant entendre qu’elle ne veut pas décevoir la personne qui l’a aidé et formé, Juliette déclare avoir ainsi renoncé

entièrement à l’idée de quitter Shopping United dans la mesure où cette démission reviendrait à le trahir et à détruire tout l’investissement que Brian a consenti à la formation de sa downline,

c’est-à-dire elle-même. Le discours de Juliette implique donc que le bénéficiaire de la solidarité des autres doit se comporter d’une manière qui ne trahit pas la bonté et les efforts de son

bienfaiteur : « Now since I have such a big support (2.0), if I still think of giving up, then I will

really let him down (.) really let him down ». Juliette montre par là aussi un esprit désintéressé en

tenant compte avant tout des sentiments de son upline.

Si l’extrait A illustre qu’aider ses downlines fait partie des responsabilités du distributeur, cet extrait nous montre aussi surtout que ces downlines, bénéficiant du don, sont également rendus responsables envers leurs bienfaiteurs. En bâtissant une relation donateur/donataire (don/contre-don) dans laquelle chacun se sent responsable de l’autre, les distributeurs deviennent éventuellement consubstantiels, chacun devant répondre de et à l’autre. Cela est possible parce que la gratitude apparaît comme au cœur même de ce processus : « so I am really grateful », « gratitude is really what keeps me going (.) until today ». La reconnaissance de Juliette est d’autant plus mise en valeur que sa réussite de distributrice dépend des soutiens de ses uplines. En ce qui concerne la co-création de la substance, nous pouvons donc considérer que la gratitude de la part des donataires et le sens du devoir de la part des donateurs matérialisent ensemble la substance qui les sous-tient. En valorisant à la fois la gratitude et la solidarité, les deux parties tissent une relation qui leur permet de s’engager dans le processus de co-orientation et

s’organiser conjointement.

Par la suite, on voit comment Juliette interpelle ses auditeurs en offrant une interprétation de la gratitude par deux phrases qui, à l’évidence, paraissent assez contradictoires: « I-I keep

telling my team, we don’t need to repay them. You see, really, how do we ordinary people

could repay? The answer is, we return the favour by doing Shopping United seriously ». Nous

réalité, la question est de savoir ce qu’impliquerait ce sentiment, et la manière dont il guiderait les actions. Dans l’optique de Juliette, ce qui semble importer le plus, c’est en effet comment manifester et prouver ce sentiment. La contradiction dans le discours semble sous-entendre simplement qu’il n’est pas nécessaire de rendre la pareille, et qu’il faut utiliser, en fait, d’autres moyens, à savoir manifester sa gratitude par un engagement continu dans l’organisation.

Notons aussi que les membres deviennent substantiellement unis lorsqu’ils agissent en vertu des valeurs censées les guider. Dans la narration de Juliette, la gratitude correspond à la force motrice de son évolution à Shopping United : « gratitude is really what keeps me going (.)

until today ». Elle encourage également les distributeurs de son équipe à ne rendre la pareille

qu’en continuant de bâtir leurs affaires au sein de l’organisation. Désormais, la gratitude n’est censée se matérialiser que par une identification continue à l’entreprise. En faisant prévaloir cette interprétation particulière à l’égard de la gratitude, les distributeurs agissent d’une manière plus concertée, favorisant un engagement à long terme. En éliminant d’autres possibilités de mettre en acte la gratitude, Juliette semble chercher à contraindre, en quelque sorte, la négociation de la substance.

Enfin, il convient aussi d'ajouter qu’à part la gratitude, d’autres qualités sont requises de la part des bénéficiaires pour établir cette relation donateur/donataire. Dans son discours, Juliette met non seulement l’accent sur la manière dont les bénéficiaires de l’entraide doivent ressentir le service rendu, mais aussi sur les conditions requises pour se qualifier à recevoir les faveurs des autres : « Because at that time I said to myself that I must grow, that I must grow. So:: at that

time, that’s the spirit that moved Brian. », « Because only when you grow, and then (.) work with the team. Only then you can get the support of your upline:: and your partners. », « So because I took the business seriously, Brian and others were such a big help ». Tandis que l’esprit

d’entraide définit les distributeurs à Shopping United, ce discours semble s’adresser aux membres qui comptent sur les appuis de leurs uplines et leur rappeler de ne pas se reposer sur

leurs lauriers. Autrement dit, il faut mériter et s’efforcer d’obtenir les soutiens des partenaires.

De ce point de vue, Juliette semble solliciter un état d’esprit qu’elle semble associer implicitement à l’identité du bon distributeur, à savoir la ferveur, la détermination, et le dévouement : « I must grow », « that’s the spirit that moved Brian », « if you don’t want it

yourself, who will help you? », « So because I took the business seriously ».

L’accent mis sur les valeurs varie donc selon le positionnement du distributeur, les

downlines devant d’abord faire preuve d’une grande détermination afin de recevoir toute l’aide

de leurs uplines. Par la suite, en tant que bénéficiaire qui se sent redevable, leurs actes sont censés être animés par la reconnaissance. Pour les uplines, par contre, il s’agirait d’agir en vertu d’un esprit désintéressé. Du fait que le upline de certains est presque toujours le downline d’un autre, les distributeurs se lient entre eux par une relation de don successif au sein d’un réseau de distributeurs. Les membres, ayant à la fois l’identité de upline et de downline, alternent entre ces deux positions, et agissent collectivement au nom de valeurs différentes en fonction de leur positionnement. Ce faisant, les deux facettes de la consubstantialité s’articulent et les distributeurs complètent ainsi ensemble la substance collective.

Pour résumer, en mettant en avant des valeurs comme la solidarité, la gratitude et la détermination, le sens du devoir est renforcé à la fois pour le donateur, le donataire, et le

donataire potentiel, ce qui a pour effet de bâtir leur consubstantialité. Notons aussi que la mise en acte de ces valeurs réaffirme le partage de cette substance commune, ce qui permet ainsi la pérennité : « we return the favour by doing Shopping United seriously ».

Toutefois, il semble pertinent de présenter maintenant un extrait concernant les

distributeurs qui ne bénéficient que très peu de l’entraide de l’organisation, en particulier celle venant de leur upline. Ceci nous permettra de constater, comment ces distributeurs donnent un sens à leur situation afin de négocier la substance et s’y inclure. Nous tentons donc de mettre en lumière ce processus de négociation dans notre analyse.