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3. Vers la recherche de solutions

3.3. Gérer les populations parasitaires pour prolonger l'efficacité des anthelminthiques

3.3.1. Refuge et traitements ciblés

Le phénomène inéluctable de résistance des invertébrés aux biocides était déjà bien documenté, en particulier chez les insectes suite à l'utilisation massive du DDT, comme discuté dans une revue pu-bliée par Hoskins et Gordon (1956), sans que le phénomène similaire chez les NGI ne suscite d'inquié-tude particulière, devant le foisonnement des découvertes de nouveaux anthelminthiques. Les pre-mières réactions ont souvent été d'en rechercher la cause dans l'usage répété de la même famille d'an-thelminthique accompagné d'une mauvaise application des traitements par les éleveurs, par sous-estimation du poids des animaux, matériel défectueux, etc. (Dorchies et al, 1990, Chartier et al, 1998). Bien que le sous-dosage puisse effectivement favoriser la survie de porteurs hétérozygotes d'allèles de résistance aux benzimidazoles (Silvestre et al, 2001), un travail d'enquête a aussi permis à Silvestre et al (2002) de soupçonner le rôle joué par l'introduction de parasites résistants lors de l'achat d'animaux, ainsi que les conséquences de traitements effectués avant le retour des animaux sur des pâturages quand les populations larvaires sont minimales ("treat and move"). Il a fallu une vingtaine d'années après la mise en évidence des premiers cas pour que la notion de "refuge" permettant la survie de NGI

45 sensibles aux anthelminthiques soit évaluée expérimentalement sur Hæmonchus par Martin et al (1981), qui ont ainsi prouvé que cette technique pouvait ralentir très fortement la diffusion de la souche résistante. D'autres auteurs ont conforté ces travaux (Martin et al, 1984, Michel, 1985, Leathwick et al, 1995, Bath et al, 1996, Van Wyk, 2001), sans que les pratiques des éleveurs, ni celles des prescripteurs (techniciens des organismes de développement, vétérinaires, enseignants spécialisés) ne changent. Pourtant dans certaines régions la situation était déjà critique dès les années 1990 avec des populations parasitaires résistant à presque tous si ce n'est à tous les anthelminthiques disponibles (Van Wyk et al, 1989, Van Wyk et al, 1997, Van Wyk et al, 1999). Une fois établie dans une popula-tion parasitaire, la résistance à un anthelminthique n'est en pratique pas réversible (Colglazier et al, 1974, Herlich et al, 1981, Hall et al, 1982, Borgsteede et Duyn, 1989), bien que son coût physiolo-gique soit mesurable et puisse diminuer la valeur adaptative (fitness) des porteurs en absence d'exposi-tion (Mallet et Hoste, 1995), en particulier en cas de résistance simultanée à plusieurs classes d'an-thelminthiques (Leathwick, 2013). Les recommandations d'alterner les familles d'and'an-thelminthiques pour éviter la sélection de souches parasitaires résistantes s'avèrent donc largement inopérantes dans un contexte où l'utilisation de ces médicaments reste très intensive. Les possibilités réelles de prolon-ger l'efficacité des anthelminthiques apparaissent subordonnées à la mise au point de techniques de traitement sélectif ciblé ("targeted

selective treatment" ou TST)

per-mettant de n'administrer le médica-ment qu'aux animaux incapables de surmonter leur parasitisme, le reste du troupeau constituant le refuge hébergeant une population de para-sites qui pourront contribuer au maintien d'une majorité d'allèles de sensibilité au sein de la population. Ces TST requièrent donc un outil de diagnostic simple, peu coûteux, fiable, facile à mettre en œuvre par les éleveurs quel que soit leur niveau de formation. La première technique réellement opérationnelle pour mettre en œuvre ce concept de re-fuge a été développée en Afrique du Sud au début des années 1990 et est depuis connue sous le nom de mé-thode FAMACHA, pour Dr Fran-çois (FAfa) MAlan CHArt (Bath et

al, 1996). La méthode FAMACHA est basée sur une évaluation de la gravité de l'anémie comme symptôme de l'hæmonchose des ovins, grâce à l'examen visuel de la couleur de la conjonctive oculaire (en pratique l'intérieur de la paupière inférieure. Les animaux sont classés en 5 catégories, de niveau d'anémie croissante (du rose soutenu au blanc nacré). Seuls les animaux des classes (3) 4 et 5 reçoivent un traitement. Cette méthode peut être utilisée pour déterminer les animaux devant être traités dans toutes les zones et aux périodes où Hæmonchus est dominant et la principale cause d'anémie. Si une autre cause d'anémie est possible (infestation à Trypanosoma (Faye et al, 2002), à Anaplasma (Barry et Van Niekerk, 1990), carence en Fe, Cu ou Co (Lamand, 1980)…), d'autres outils de diagnostic de-viennent nécessaires pour déterminer le traitement adéquat, mais en inversant le raisonnement, la mé-thode reste tout de même opérationnelle : les animaux ne souffrant pas d'anémie ne nécessitent pas de

Encadré 6 : Évaluation de la méthode Famacha pour

le contrôle des NGI des chèvres Créole de Guadeloupe

(Mahieu et al, 2007)

Cette méthode de pilotage des TST a été initialement mise au point pour les ovins. Nous l'avons validé sur caprins, par une étude sur l'ensemble du troupeau de chèvres allaitantes de l'INRA Antilles-Guyane qui a montré que l'on pouvait passer de 3 à 0.57 traitements anthelminthiques par chèvre pendant la période de 4 mois la plus critique (fin de gestation – se-vrage), sans compromettre le contrôle des NGI. La popula-tion de NGI dans le refuge a été estimée à près de 80% de la population totale. La production de jeunes sevrés a diminué de 10 à 15% en poids vif, ce qui a été partiellement compen-sé par l'économie de médicaments (2.43 doses par chèvres) et représente finalement peu par rapport aux pertes poten-tielles si les résistances multiples se généralisaient (pertes de plus de 50% du potentiel de production en absence de con-trôle du parasitisme).

46 traitement contre la ou les maladies provocant ce type de symptôme. La méthode FAMACHA a d'ailleurs été utilisée pour diagnostiquer les trypanosomoses des bovins en Afrique de l'Ouest (Grace

et al, 2007). Outre ce problème de détermination des causes d'anémie, en pratique la mise en œuvre de

la méthode FAMACHA sous-entend que les symptômes de parasitose évoluent assez lentement pour permettre une prise de risque minimale avec des examens à intervalle raisonnable, toutes les deux à trois semaines ou plus. Les promoteurs de la méthode en déconseillent donc l'usage chez les jeunes animaux du fait de leurs faibles capacités de résistance aux NGI pendant la première année de vie (Bath et al, 1996). Depuis les premiers travaux sur ovins en Afrique du Sud, la méthode FAMACHA a été testée et validée sur ovins et sur caprins dans de nombreux pays, et une recherche sur ce seul mot-clé dans la base de données bibliographique Web Of Science Core Collection renvoie 127 réfé-rences (au 04/07/2014).

L'hæmonchose est la parasitose par NGI dominante pendant les périodes chaudes et humides des cli-mats tropicaux et subtropicaux, et même tempérés. Dans les autres cas, les parasites dominants

(Tri-chostrongylus sp., Teladorsagia (ex-Ostertagia) sp.) produisent des symptômes souvent difficiles à

attribuer : diminution de l'appétit, ralentissement des performances de production, amaigrissement, diarrhées, etc. et la méthode FAMACHA est inadaptée. Plusieurs autres outils de diagnostic ont été testés pour permettre la mise en œuvre des TST.

Le premier consiste à se baser sur le comptage des œufs de NGI dans les fèces (Faecal Egg Count ou FEC) comme indicateur du niveau d'infestation pour décider du traitement individuel (Cringoli et al, 2009). Outre le matériel nécessaire (microscope, verrerie) cette méthode est très coûteuse en main d'œuvre (une quarantaine d'échantillons analysés par jour de travail, par un technicien entraîné), et les résultats sont difficiles à interpréter au niveau de l'individu, en raison des variations d'excrétion d'œufs au cours de l'infestation (nulle en période prépatente) ainsi que suivant les espèces de NGI. Cet outil n'a donc pas d'application pratique en routine.

Les infestations par Teladorsagia et Trichostrongylus s'accompagnent souvent de diarrhée et d'une souillure plus ou moins importante de la laine de la région anale des ovins. Un indice de diarrhée (dag score, (Larsen et al, 1994), DISCO (Cabaret, 2004)) peut être attribué et servir de critère pour appli-quer les TST (Broughan et Wall, 2007, Ouzir et al, 2011). Cependant, les diarrhées peuvent aussi être provoquées par un changement brutal de régime alimentaire, en particulier à la mise à l'herbe, ou en-core chez les jeunes animaux par une coccidiose aigüe (Andrews, 2013), ce qui nécessite une interpré-tation de cet indice en fonction du contexte. Enfin, les diarrhées seraient surtout liées à l'ingestion massive de larves infestantes (Larsen et al, 1994), ce qui est le cas au printemps dans les zones tempé-rées ou froides, avec un parasitisme très saisonnier. Ce type d'outil de diagnostic risque donc d'être moins efficace dans les zones où Teladorsagia et Trichostrongylus ont une distribution plus uniforme au cours de l'année, comme en situation tropicale d'altitude.

Pour des agneaux en croissance l'analyse "en temps réel" des performances individuelles a été propo-sée pour déterminer les animaux susceptibles d'être fortement infestés (Besier, 2005, Stafford et al, 2009). Cette méthode requiert en pratique l'identification électronique des animaux, leur pesée auto-matique à des intervalles rapprochés et le calcul quasi instantané du gain de poids, la comparaison à une référence et le tri automatique des animaux à traiter. L'investissement matériel et logiciel est donc important et ne peut guère être mis en œuvre que dans les élevages de grande taille.

Pour des brebis adultes, Besier et al (2010) proposent dans un premier temps de déterminer par comp-tage des œufs de NGI le pourcencomp-tage d'animaux à traiter, à chaque période de l'année. Dans un second temps, les traitements individuels sont effectués sur les animaux qui présentent les notes d'état corpo-rel (Russel et al, 1969) les plus faibles, à concurrence du pourcentage déterminé pour la période. La

47 note d'état corporel est utilisée comme indicateur de résilience, et on considère que les animaux en meilleur état ne sont pas gravement affectés par le parasitisme et peuvent se passer de traitement. Dans les cas où aucun outil de diagnostic individuel du niveau et de la gravité de l'infestation parasi-taire n'est disponible, d'autres méthodes ont été proposées pour tenter de limiter la pression de sélec-tion favorisant les souches parasitaires résistant aux anthelminthiques. Le concept de traitement straté-gique renvoie à deux notions différentes qui peuvent conduire à des effets opposés. La première se base sur les caractéristiques épidémiologiques des GIN, comme par exemple la connaissance des va-riations de l'abondance des L3 sur le pâturage en fonction de la saison ou de la pluviométrie, et vise à utiliser les anthelminthiques au moment où le rapport coût/bénéfice est le plus favorable (Gordon, 1948). Aucun effet refuge n'est recherché dans ce cas. La deuxième se base sur la connaissance des différences de sensibilité des hôtes en fonction de leur stade physiologique, et vise à effectuer les trai-tements aux phases de forte sensibilité (O'Sullivan et Donald, 1973, Johnstone et al, 1979, Eysker, 1982, Brunsdon et Vlassoff, 1985, Zhou et Veen, 1986). Bien qu'à l'origine ces deux notions ne soient pas clairement séparées, la seconde peut potentiellement être utilisée pour constituer un refuge si, dans le troupeau, seuls les animaux physiologiquement les plus sensibles aux parasites sont traités. Ainsi les connaissances sur les brebis Martinique permettraient de ne traiter à la mise-bas que les brebis portant 2 agneaux et plus, les autres brebis constituant le refuge (Mahieu et Aumont, 2007). Dans un système de production intensif, où deux groupes de brebis se reproduisent tous les 8 mois, avec un décalage de 4 mois, le quart ou au plus le tiers des brebis du troupeau seulement serait traité à chaque période d'agnelage.

Les études épidémiologiques dans des troupeaux de chèvres laitières ont montré que les animaux les plus sensibles aux parasites étaient les chèvres primipares et les multipares ayant la plus forte produc-tion laitière. En ne traitant que ces deux catégories, entre le tiers et la moitié des animaux n'ont pas été traités (refuge) sans dégradation de la production du troupeau ni du niveau global de parasitisme (Hoste et al, 1999, Hoste et al, 2002a, Hoste et al, 2002b, Cringoli et al, 2009).

Quand aucune des méthodes de choix des animaux à traiter n'est disponible ou possible, ce qui est le cas avec des infestations par des espèces modérément pathogènes, il reste le traitement aléatoire d'une partie du troupeau, les autres animaux constituant un refuge pour maintenir la population de parasites sensibles aux anthelminthiques employés (Gaba et al, 2012). Ces auteurs ont comparé pendant 8 mois deux groupes de 8 agneaux au pâturage, soit en traitant au hasard 2 des animaux chaque mois (RT), soit en traitant chaque mois les 8 animaux (MT). La production (gain de poids) et l'infectivité du pâtu-rage ont été similaires pour les deux groupes, bien que la moitié des animaux du groupe RT n'ait ja-mais reçu de traitement antiparasitaire et que la consommation totale d'anthelminthique n'ait été que de 22% de celle du groupe MT. De plus les mêmes auteurs ont modélisé l'impact des traitements sur l'évolution de la fréquence des allèles de résistance aux anthelminthiques dans la population de NGI et ont montré qu'à nombre d'animaux traités identique, la pression de sélection des allèles de résistance était un peu plus faible dans le cas des traitements aléatoires que dans celui des TST, et ceci quelque-soit la distribution des parasites chez les hôtes.

Enfin, quand les populations parasitaires (i. e. H. contortus) établies dans un troupeau s'avèrent résis-tantes à tous les anthelminthiques disponibles (Van Wyk et al, 1999), la dernière possibilité pourrait, après s'être assuré que les populations larvaires soient suffisamment réduites, consister à introduire sur le pâturage des petits ruminants fortement infestés avec une souche parasitaire sensible aux anthelmin-thiques (équivalent à un "refuge" extérieur à cet élevage), dans le but d'obtenir une nouvelle popula-tion majoritairement sensible (Van Wyk et al, 2001). Cette technique, théoriquement un peu plus simple à mettre en œuvre que la substitution totale des populations de NGI (rapportée plus haut),

né-48 cessite cependant une logistique très importante puisqu'en pratique, il faudrait remplacer un troupeau porteur de parasites multi-résistants par un troupeau peu ou prou équivalent infesté par des parasites sensibles, ce qui, après des décennies d'usage intensif des anthelminthiques, apparait extrêmement difficile à réaliser. En réalité, seule une communication de Van Wyk et al (2001) aborde ce sujet, et aucune information ne permet d'affirmer que cette solution ait été appliquée par les éleveurs potentiel-lement concernés.