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5.1. Histoire du non-recours

La problématique du non-recours est devenue une priorité dans l’agenda politique de ces dernières années, comme symbole de l’engagement des institutions dans la lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale, en travaillant sur l’effectivité des droits et des services de l’offre publique. Le plan pluriannuel de lutte contre la pauvreté et pour l’inclusion sociale adopté le 21 janvier 2013 (22) par le Comité Interministériel de Lutte contre l'Exclusion mettait en avant la problématique du non- recours et déclarait en premier point vouloir « réduire les inégalités et prévenir les ruptures » en « luttant contre les non-recours aux droits et en sécurisant les aides ».

Le niveau de non-recours est très variable selon les prestations sociales considérées, mais concernerait jusqu’à 60% des personnes en France en 2016 (23), avec généralement un seuil de 10% de non-recours quelque soit l’offre

publique prise en compte (24). L’ampleur du phénomène est considéré comme

étant un témoin de l’échec des politiques sociales mises en place, ou de la mise en œuvre de celles-ci. En France en 2011, la moitié des ayants droit au Revenu de Solidarité Active (RSA) n’en ont pas fait la demande, soit 5,3 milliards d’euros qui n’ont pas été distribués aux personnes éligibles (24).

La notion de non-recours aux politiques sociales apparaît au Royaume-Uni en 1930 sous le terme « non-take-up of social benefits » (25), et concerne spécifiquement les prestations sociales de nature financières.

Le phénomène est étudié en France en 1973, par Antoinette Catrice-Lorey, chercheuse au Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS), qui a réalisé des études approfondies sur le modèle français de sécurité sociale. Elle utilise cette notion pour expliquer l’accès inégal aux droits sociaux (26). La définition initiale du non-recours était :

« toute personne éligible à une prestation sociale [financière], qui - en tout état de cause - ne la perçoit pas. »

En 1996, les travaux sur le non-recours reprennent, grâce à l’économiste Antoine Math et le chercheur néerlandais Wim van Oorschot avec une étude réalisée pour la Caisse Nationale des Allocations Familiales (27)(28). Pour eux, le non- recours existe :

« lorsqu'une personne ne perçoit pas tout ou partie d'une prestation à laquelle elle a droit. » (27)

Ils établissent la typologie descriptive suivante du non-recours aux prestations sociales (29) qui détermine un niveau d’intensité et une durée.

Tableau 2. Typologie descriptive du non-recours selon W. van Oorschot et A. Math.

Intensité

non-recours primaire une personne éligible ne perçoit pas une

prestation pour ne pas l’avoir demandée

non-recours secondaire Une personne éligible demande une

prestation, mais ne la perçoit pas

non-recours partiel Une personne éligible demande une

prestation et n’en reçoit qu’une partie

non-recours total ou complet Une personne éligible demande une

prestation et ne reçoit rien

non-recours cumulatif Une personne est éligible à diverses

prestations mais n’en perçoit pas plusieurs

quasi non-recours Une personne répond à toutes les

conditions sauf à celle(s) liée(s) au comportement et qui, si elle avait eu une connaissance de la prestation et des

conditions d’accès, aurait eu le

comportement souhaité pour être éligible Durée

non-recours temporaire Apparaît entre le moment où une

personne devient éligible et le moment où elle demande une prestation

non-recours permanent Apparaît quand une personne ne

demande pas une prestation, entre le moment où elle devient éligible et le moment où elle ne l’est plus

non-recours frictionnel Dû au non versement complet de

prestations alors que des droits sont ouverts

Source : « Le non-recours: définition et typologies », Philippe Warin, 2010.

Wim van Oorschot et Antoine Math expliquent le non-recours par certains facteurs inhérents aux citoyens (non-recours primaire, où la personne n’a pas formulé de demande par exemple) mais introduisent la notion que certains facteurs sont issus des manquements des dispositifs et des administrations elles-mêmes (autres typologies de non-recours) (28).

L’Observatoire DEs NOn-REcours aux droits et services (ODENORE) a été créé en mars 2003 (30). Philippe Warin, docteur en sciences politiques travaillant sur la réception des politiques publiques par leurs destinataires, en est le responsable scientifique. L’Observatoire propose une définition élargie du non-recours s’étendant au delà du domaine restreint des prestations sociales (29) :

« Le non-recours renvoie à toute personne qui - en tout état de cause - ne bénéficie pas d'une offre publique de droits et de services, à laquelle elle pourrait prétendre. »

En effet, on constate que le non-recours dépasse des domaines où l’on peut clairement distinguer les personnes éligibles, comme c’est le cas avec les prestations sociales, qui définissent la population avec des critères d’éligibilité. C’est le cas par exemple du recours au soutien scolaire, ou de l’accès aux mesures de santé publique telle que la prévention, de l’inobservance des prescriptions, etc. Pour Philippe Warin, « le non-recours existe partout, simplement puisqu’aucune offre n’a de public contraint et captif […]. Il y a possibilité de non-recours dès lors qu’une offre s’adresse à un public » (31). L’ODENORE a ajouté une dimension explicative au phénomène de non-recours et a mis au point de nouvelles typologies en 2010 (29), que nous détaillerons plus loin (cf. Partie 2 - 3.2.2).

Le « scandale du non-recours aux droits » serait pour Philippe Warin « l’envers de la fraude sociale» (32). En effet, un rapport à l’Assemblée Nationale en juin 2011 porté par le député Dominique Tian (33), dénonçait la « fraude sociale » qu’il estimait à 20 milliards d'euros. Celle-ci se décomposait en 4 milliards d’euros de « fraudes aux prestations sociales » et 16 milliards d’euros de « fraude aux prélèvements sociaux », contre 25 milliards par an de fraude fiscale (soit 6 fois plus de la « fraude aux prestations sociales »). Ces sommes peuvent être mises en regard avec celles des personnes n’ayant pas accédé aux prestations auxquelles elles avaient droit : 5,3 milliards d’euros de RSA, 700 millions d’euros de Couverture Maladie Universelle complémentaire (CMU-c), 378 millions d’euros d’Aide au paiement d’une Complémentaire Santé (ACS), qui n’avaient pas été demandées en 2010 (32). Ce type de polémique nourrit la peur de la stigmatisation des personnes éligibles à ces prestations, le sentiment d’être considérés comme des « assistés », le soupçon sur leur réelle légitimité, et favorise le phénomène de non-recours et par conséquent les inégalités sociales.

Les « économies » liées au non-recours n’en sont pas en réalité, « car les problématiques qui ne sont pas prises en charge de façon précoce ont de grandes probabilités de s’aggraver et de complexifier leur prise en charge » (34) et donc souvent, d’augmenter leur coût.

5.2. Mesure du non-recours

La mesure du phénomène de non-recours implique de pouvoir évaluer les populations cibles, éligibles au droit ou service en question, or une partie peut être « invisible » : lorsqu’il est difficile d’identifier clairement la population potentiellement bénéficiaire, lorsque les personnes éligibles ne formulent pas de demande, ou lors des modifications dans l’éligibilité au droit (par modification des règles d’attribution des prestations, ou au grès des dynamiques sociales personnelles - entrée et sortie de chômage par exemple).

Le taux de non-recours aux droits est le ratio de la population éligible qui reçoit une prestation (NeR) sur le total des individus éligibles à cette prestation (Ne) (29).

Alors que le nombre de personnes recevant une prestation NeR est généralement connu, celui de la population éligible Ne, ne l’est pas toujours. On peut donc penser que la possibilité de mesurer les non-recours est limitée, or « ce n’est pas parce qu’un chiffrage n’est pas possible, que la question disparaît » (29).

5.3. Chiffres du non-recours

Selon une enquête du Défenseur des droits sur « l’accès aux droits » en mars 2017 (35), plus de la moitié de la population (54 %) de l’enquête rapporte des

difficultés pour résoudre un problème avec une administration ou un service public. Confrontés à cette situation, 12% des personnes abandonnent les

démarches et 14% des démarches s’avèrent infructueuses, soit 26% de ces personnes qui ne parviennent pas à recouvrir leurs droits. Les raisons avancées montrent pour les auteurs, une forme de résignation des usagers qui y sont confrontés : 51% considèrent que « ça ne sert à rien », 45% que « les démarches sont trop compliquées », et 18% ignorent « la possibilité de faire un recours ».

Le rapport fait état aussi du fait que les personnes en situation de précarité, qui pourraient avoir le plus besoin des dispositifs publics, sont aussi celles qui rencontrent le plus de difficultés à résoudre les problèmes (60% d’entre-elles, contre 50% des personnes non précaires). Les personnes précaires isolées renoncent plus fréquemment (18%) que les personnes non précaires (10%), ou que les personnes précaires non isolées (11%).

Le non-recours selon l’ODENORE est un phénomène de grande ampleur, touchant tous les domaines de l’intervention publique : des droits et des services. C’est un phénomène dynamique, qui touche toutes les catégories sociales, du plus précaire au plus aisé. Les différentes formes de non-recours peuvent se succéder, coexister, dans le temps et selon l’environnement, ainsi que selon le type de droit ou de prestation concerné. Enfin, le non-recours renvoie selon Nadia Okbani « à la fois au public concerné, à l’opinion qu’il se fait des prestations qui lui sont proposées, à la façon dont elles sont construites par la puissance publique et à la façon dont elles sont mises en œuvre par les organismes sociaux » (36).