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Recherches scientifiques et recherches industrielles

Ce qui permet de caractériser les recherches scientifiques, ce sont tout d’abord des acteurs et des productions. Dans nos sociétés, s’affirmer chercheur requiert un diplôme, une posi- tion, un rattachement à un laboratoire de recherche au sein d’un organisme public ou d’une entreprise. Les recherches scientifiques se différencient des recherches industrielles par trois éléments essentiels.

Premier élément : les productions. Les recherches scientifiques produisent d’abord des connaissances à vocation universelle, alors que, dans les recherches industrielles, le but est de produire des savoirs « actionnables », c’est-à-dire qui servent à l’action, et des connais- sances qui permettent d’innover (de changer les processus de production, les produits, les formes d’organisation, etc.).

Un deuxième élément permet de distinguer les recherches scientifiques des recherches industrielles : les critères d’évaluation des productions et les épreuves qui lui sont in ti- mement liées. Contrairement à l’opinion commune, le critère qui permet de distinguer 1. Une version longue de ce texte est à paraitre dans un numéro spécial de la revue Natures Sciences Sociétés. Mes plus vifs remerciements à Rémi Barré et à Emmanuel Porte pour leur travail qui a permis de produire cette version du texte.

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II L’INTERMÉDIATION COMME PROMESSE DE TRANSFORMATION DE LA RECHERCHE

une connaissance scientifique n’est pas la vérité. Les scientifiques s’accordent plus généra- lement sur le critère de falsifiabilité que l’on doit à Karl Popper et qui peut être considéré comme une sorte d’universel de la science2. La falsifiabilité implique que tout énoncé scientifique puisse être réfuté. Pour Popper, le chercheur doit définir les critères de réfuta- bilité de sa propre hypothèse, puis partir à la recherche des faits susceptibles de prouver la fausseté de son intuition, et non ceux qui la confirment. Sur le plan pragmatique, les critères d’évaluation tiennent aux standards de preuves utilisés. L’épreuve cruciale est la publication, ce qui nécessite de se soumettre à l’évaluation par les pairs, la publication étant essentielle pour accumuler du crédit scientifique et la reconnaissance de ses pairs. Pour les recherches industrielles, c’est la mise en œuvre qui compte, ce qui peut nécessiter de passer par le brevet et l’homologation des produits, chacun étant régi par des règles spécifiques et pouvant requérir d’importantes ressources. En définitive, l’acceptation par les usagers constitue l’épreuve nodale des recherches industrielles, celle qui transforme une invention en innovation.

Un troisième élément de différenciation des recherches scientifiques et industrielles conduit à revenir à notre point de départ : la question des valeurs. Pour les recherches scienti- fiques, les normes auxquelles on se réfère généralement sont celles mises en évidence par le sociologue Robert Merton : communalisme, universalisme, désintéressement et scepti- cisme organisé (CUDOS pour Communism, Universalism, Desinteressdness, Organized

Scepticism)3. Pour les recherches industrielles, les références sont très différentes : la valeur des connaissances est indexée sur leur valeur marchande, donc sur la question de l’effica- cité passée au crible du marché et de la compétitivité économique. On peut compléter cette réflexion sur les valeurs en considérant ce que sont les comportements déviants : prin- cipalement la fraude, pour les sciences, et la manipulation du doute, pour l’industrie. Ces deux formes de déviance mettent actuellement ces activités en péril du fait de l’accroissement de tensions externes et internes4.

Ce détour par les recherches industrielles permet de comprendre pourquoi nous proposons de parler de recherches citoyennes5 plutôt que de sciences citoyennes. En effet, on ne parle pas de « sciences industrielles », car les caractéristiques de la recherche industrielle sont fort différentes de celles de la science. Le terme recherche a un sens plus générique qui permet de désigner un ensemble divers d’activités que l’on peut décliner en l’associant à des qua- lificatifs différents (scientifique, industrielle et à présent citoyenne). Il ne s’agit évidemment ni de prendre les recherches industrielles comme modèle ni de plier devant ceux qui consi- dèrent que les recherches scientifiques sont et doivent rester pures. Ce choix est essentiel, car il conditionne la possibilité de considérer les recherches citoyennes comme un champ d’action stratégique très fortement lié au champ des recherches scientifiques, mais distinct de celui-ci. Il nous reste à présent à esquisser les caractéristiques de ce champ.

2.Notons cependant en suivant Jean-Claude Passeron que les sciences historiques peuvent difficilement s’aligner sur ce critère : Passeron, J.-C., 1991, Le raisonnement sociologique, Nathan, Paris.

3. Merton R., 1973, « The normative structure of science », in Storer N.W. (ed.), The Sociology of Science, p. 267-278. 4. Pour les recherches scientifiques, voir sarewitz D., 2016, « Saving science », The New Atlantis (www.thenewatlantis.com/publications/ saving-science).

5. Sans doute influencé par ma participation à la préparation du rapport Houllier sur les sciences participatives où l’expression nous était hélas imposée par la commande ministérielle, j’ai beaucoup hésité entre le qualificatif de participatif et celui de citoyen. Je dois à mes échanges avec Rémi Barré, Marcel Jollivet et Lionel Larqué d’avoir résolu ce problème. Dans ce qui nous occupe, le qualificatif qui doit nous permettre de distinguer les différents types de recherche doit se référer aux acteurs et non aux formes de la recherche. En suivant ce principe, on peut considérer que les recherches participatives constituent l’une des formes prises par les recherches citoyennes lorsqu’elles sont réalisées en coopération avec des laboratoires de recherche publique, de la même façon que les recherches partenariales constituent l’une des formes des recherches industrielles.

LES FORMES MULTIPLES DE LA RECHERCHE : SCIENTIFIQUE, INDUSTRIELLE ET CITOYENNE

Les recherches citoyennes comme champ d’action stratégique